Théo Ananissoh : « Ayons pitié et de l’affection pour nous-mêmes »

Théo Ananissoh

«A Feu Nu», l’essai de Théo Ananissoh paru en ce mois d’août sera en librairie la semaine prochaine. Le Temps Togo publie une interview de l’auteur dans le cadre de cette parution. Le livre rassemble les textes publiés par l’auteur entre 2017 et 2020, et couvrant les moments critiques des manifestations de la C14 pour un changement démocratique jusqu’à la burlesque présidentielle de février 2020. Avec cet essai, l’auteur met directement la main dans le cambouis ; il sort d’un certain confort d’extraterritorialité qu’est devenue la littérature francophone pour théoriser sur la  radicalité d’une rupture avec un ordre qui prévaut depuis les indépendances. Lisez plutôt.

Bonjour Théo Ananissoh. Vous êtes romancier, auteur de six romans dont un septième qui va paraître en janvier prochain, Perdre le corps. La fiction est votre domaine de prédilection et vous nous avez sorti de beaux romans Un reptile par habitant, Delikatessen, et l’inoubliable Le Soleil sans se brûler. On sait que le Togo reste le cadre spatio-temporel de vos romans. On ne vous connaît pas non plus de prise de position politique, notamment depuis le 05 octobre 1990. Cependant, subitement, depuis 2018, vous avez produit  plusieurs essais qui portent sur l’actualité politique, lesquels essais sont rassemblés dans un recueil titré A feu nu, qui vient de paraître aux éditions Awoudy. Comment peut-on comprendre ce qui vous a poussé dans la mêlée ?

Votre question me rappelle ce qu’a su faire Mongo Beti : savoir commenter ses propres écrits et les restituer dans son parcours d’écrivain. Il y a le Togo sous sa forme paysagère mais aussi politique dans Lisahohé qui est paru en 2005. Dans Un reptile par habitant (2007) et Ténèbres à midi (2010) encore plus. C’est de « la prise de position politique » à travers la fiction romanesque.

Il y a cinq ans environ, après avoir publié Le Soleil sans se brûler, j’ai ressenti l’envie de concevoir le roman un peu différemment. J’ai voulu écrire beaucoup plus l’amour, le désir de vivre des gens d’Afrique, leur beauté foncière, le paysage bien sûr, la condition des femmes, et j’ai décidé que je traiterais de la politique, quel que soit le sens qu’on donne à ce mot en principe noble, dans d’autres types d’écrits. Le genre essai demande de la maturité intellectuelle. Et je ne veux pas en écrire pour dénoncer, mais pour m’expliquer et comprendre la réalité ; pour tenter de trouver un chemin de compréhension de ce qui a été et advient socio-politiquement chez moi et autour. A plus de cinquante ans, je m’aperçois que je peux faire cela avec une certaine réussite, je crois. Je prends un vrai plaisir à réfléchir ainsi à nous ; même si le travail est ardu. Quand j’écris un essai sur le Togo, je le fais avec toutes mes lectures anciennes et récentes en philosophie, en histoire, en littérature, etc. Bref, disons simplement que, devenu quinquagénaire, je sépare un peu les choses : j’écris des romans pour fabuler au-delà du fait présent, en me souciant particulièrement du plaisir d’esprit du lecteur, et j’écris des essais pour tenter des analyses du réel.

Il faut aussi ajouter ceci, qui est une bonne part d’explication de ces essais que j’ai écrits coup sur coup sur notre pays ces derniers temps : l’état politique du Togo était aberrant depuis les années soixante, nous le savons. On a maté les hommes politiques qui avaient émergé peu à peu sous la colonisation et remis le pays décrété indépendant à des hommes qui avaient auparavant servi le colonisateur comme bras armés un peu partout dans l’empire. Objectivement, on a utilisé ces hommes contre eux-mêmes, contre leur propre destin de Togolais et d’Africains. Leur sort du point de vue historique est terrible ! Ils ont toutefois l’excuse d’une époque et d’un contexte de naissance non instruits, non éclairés. Et puis le colonisateur avait (et a) une très bonne connaissance des hommes et a su détruire ou neutraliser impitoyablement les moins « sûrs » d’entre eux et favoriser les « bons » pour ses desseins. Tous ces hommes, civils ou militaires, ont été des gibiers faciles. Ça s’est passé exactement ainsi au Sénégal, au Cameroun, en Centrafrique, au Congo et ailleurs. Mais, depuis 2005, ce qui se passe est, pardonnez-moi, étonnamment bête ! Pour la raison suivante : le règne de trente-huit années qui a précédé celui-ci a fini dans un cul-de-sac cruel pour l’intéressé lui-même. Je m’étonne beaucoup que ceux qui lui ont succédé n’en tirent pas leçon. Ils ne semblent pas craindre l’issue inévitable de tout règne d’usurpation politique, de crimes et de prédations dans les conditions piégeuses de l’Afrique dite francophone ! La déconfiture personnelle à venir est sûre et certaine. La question du pouvoir est toujours double : comment y accéder et comment en sortir ? Une équipée de gens méchants ne va nulle part et n’accomplit rien ! Ils ne peuvent pas s’en sortir parce qu’il n’y a pas d’amitié possible entre eux. Plus vous tuez, plus vous vous méfiez de vos propres complices avec lesquels vous tuez. Le fait de tuer son prochain déstabilise extrêmement l’homme. Quand vous tuez, vous vous condamnez à avoir peur de tous les autres humains autant qu’eux-mêmes vous craignent. Or l’instinct de survie chez l’homme est d’éliminer ce qui lui fait peur. La peur est un sentiment puissamment destructeur. En vérité, la vie en société, la vie avec les autres s’effondre pour celui qui tue. J’énonce là une évidence que Caïn découvre avec effroi après qu’il a tué son frère Abel. Hjalmar Schacht, le fameux banquier central des Nazis, a dit ceci (et pour cause !) : « Ni la violence, ni l’argent ne façonnent le monde. Seules la puissance de l’esprit et l’action morale sont capables de transformer l’univers. » Le Ghana voisin est en création ; le Togo est un lieu déliquescent et ses « gouvernants » sont pris au piège de tuer régulièrement pour survivre. Quand vous tuez, vous vous tuez vous-même.

Avec « A Feu Nu », vous entrez définitivement dans le pays, après plusieurs années à l’étranger, en France et Allemagne. On n’est plus dans la fiction. Vos écrits piquent, dissèquent,  tranchent dans la chair vive du pays. Votre regard sur le Togo est très dur…

Dur, non, je ne pense pas. C’est même l’inverse, en vérité. C’est de la douceur d’esprit ; de l’amour profond pour son pays. Je cite en exergue ces mots de Blaise Pascal : « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable.» Il s’agit de tendre à nous-mêmes une main secourable pour nous remettre debout. Ayons pitié et de l’affection pour nous-mêmes. Se connaître misérable comme dit Pascal, c’est-à-dire se voir et se dire avec exactitude intellectuelle et morale – ce que vous nommez piquer, disséquer et trancher dans la chair vive du pays –, c’est s’aimer fortement et refuser de s’abandonner à la mort. Ces mots que j’énonce peuvent sembler exagérés et incongrus au regard de la réalité patente, mais en fait pas du tout ! Que fait l’homme quand il est à terre ? Il se voit à terre et c’est alors qu’il peut concevoir de se relever.

Dans vos textes, vous ne vous contentez pas du Togo dans ses frontières actuelles. Vous dessinez plutôt un pays inséré dans un ensemble englobant le Nigéria, le Bénin, le Ghana. Pourquoi le Togo actuel n’a pas d’avenir pour vous ?

Le Togo – ces 56000 km2, ce format en couloir – ne peut être qu’un moment transitoire de la vie des peuples qui le composent. Il n’y a aucun avenir concevable pour ce pays tel qu’il est, et ils le sentent bien au fond d’eux, ceux qui l’ont mis en coupes réglées depuis plus d’un demi-siècle. Ils le traitent comme on fait avec une cabane ou un abri provisoire, avec un je m’en foutisme cru. Comprenez bien : les « gouvernants » du Togo sont très conscients des faiblesses et insuffisances multiformes inhérentes à un si petit pays quand ils sont face à leurs homologues civils ou militaires hors des frontières nationales. Ils doivent être habitués à un chronique déficit de respect et de considération à leur égard. Ce qu’exacerbe leur totale absence de légitimité. Croyez-vous que les gouvernants de la Russie, de la Chine ou des USA oublient qu’ils dirigent un grand pays ? Pensez-vous que Buhari oublie sa position face aux gouvernants des autres pays de l’Afrique de l’Ouest ? Sembène Ousmane dit quelque part (dansVéhi Ciosane, je crois) que « de l’étranger, on n’a que son pays comme habit moral ». Vous et moi ne sommes pas dans des postes de direction de ce pays ; ceux qui les occupent, ces postes, sont confrontés sans cesse à la force et à la supériorité évidente des autres. Ils ont donc intégré, digéré et admis l’idée qu’ils sont des interlocuteurs mineurs ; des partenaires secondaires ou accessoires pour qui il ne sera jamais question de certaines ambitions nationales ou personnelles. Nous devons deviner cela dans le comportement psychologique de ceux qui « dirigent » le Togo. Leur cruauté envers le peuple togolais vient de ça. Je le répète : en raison de la taille du pays, ils ont acté comme allant de soi qu’ils seront toujours des partenaires mineurs vis-à-vis des autres partout. Il y a un deal au moins tacite entre eux et le colonisateur pour être des protégés. Ils ont des patrons, les « gouvernants » du Togo. Ils ne peuvent pas concéder la liberté civile à leurs « concitoyens » malgré trente années de lutte populaire acharnée et le changement de paradigme politique tout autour de nous puisqu’ils ignorent ce que c’est. Quelqu’un qui a contracté un beau deal pour être geôlier ne peut pas libérer les prisonniers et fermer la prison qui le justifie. Je suis convaincu que le tribalisme qu’ils ont institutionnalisé est une sorte de recours psychologique pour eux en raison de cette situation que je décris. Un recours illusoire, absurde et sans aucune signification d’avenir pour eux-mêmes, mais ils sont éperdus. C’est vraiment terrible pour eux qu’ils n’aient pas écouté François Boko en 2005 ! Le gars a eu le bon sens du siècle !

Qu’on ne voie pas du tout dans ce que je vais dire un énième hommage à cet homme – et qu’on veuille bien lire l’information que je donne et rien d’autre. Seul Sylvanus Olympio n’a pas vu son pays comme petit. Plus exactement, de l’évidence que le Togo est petit, il n’a pas déduit un vouloir médiocre ni même humble. Au contraire, il y a vu la belle opportunité (je souligne ce mot) d’accomplir du grand. Pensez à l’« immodestie » du port maritime qu’il a conçu. J’ai découvert un jour, au hasard d’une promenade touristique en Allemagne, que Sylvanus Olympio, en mai 1961, avait longuement visité des sites de la puissance industrielle allemande, particulièrement en Rhénanie du Nord Westphalie où je vis (ce Land d’Allemagne seul exporte plus que l’Espagne entière). Chacun peut vérifier sur Google ce que signifie le nom Krupp dans l’industrialisation de l’Allemagne. Eh bien, Olympio a été reçu en hôte de marque dans leur château de famille (appelé Villa Hügel) par le chef de cette grande dynastie d’industriels. Il venait chercher là ce qu’il y avait de plus fort et de plus fiable pour son tout petit pays en Afrique de l’Ouest. Au nord, à l’ouest, au sud de l’Allemagne, Olympio a visité j’allais dire copieusement des sites de la puissance industrielle allemande. Des photos de presse en noir et blanc le montrent joyeux et tout heureux. Chacune de ces firmes industrielles dépassait en force financière l’État naissant du Togo tout entier, mais Olympio n’éprouvait pas de complexe et imaginait d’associer le destin de son modeste pays à ces grands du monde moderne. L’ennemi l’observait et son assassinat a sûrement été décidé à ce moment-là.

Bien, le Togo aujourd’hui est ce que nous connaissons et vivons dans notre chair du sud au nord. Pensons le pays tel qu’il est. C’est l’option faiblesse, peur et ignorance qui l’a emporté. Soit. Où est l’avenir entre le Ghana d’un côté et le Nigéria de l’autre ? Cinquante années de gabegie et de retard par rapport aux pays voisins. Nous sommes pris entre des griffes étrangères féroces qui entendent user de nous comme d’un instrument pour contrer l’épanouissement des deux pays anglophones que j’ai cités. Laissons les pseudo-gouvernants et les chefs des « corps habillés » jouer au tribalisme primaire et suicidaire à l’ère des satellites et des drones, projetons-nous en esprit dans le bon sens. Ne les attendons pas. Peu importe que nous ne soyons que des intellectuels en exil et sans moyens. Pensons. Écrivons. Éclairons. Ça finira par pénétrer les consciences togolaises.

Le Bénin et le Togo réunis, en nombre d’habitants comme en superficie, n’égalent ni la taille ni la population du Ghana seul. On ne va pas lâcher de si tôt la Côte d’Ivoire sur le flanc ouest du Ghana. Ce pays doit donc assurer sa sécurité en se renforçant avec le Nigéria qui, lui aussi, est cerné par des États otages. Entre les deux, il y a donc ces deux petits cailloux que j’ai nommés. Les formes d’organisation politique des peuples sont des créations humaines. Il faut concevoir une forme politique qui rassemble ces quatre pays – je ne dis pas une fusion, mais une intégration par la monnaie par exemple. Cela va être extrêmement difficile et fort lointain de faire une monnaie commune au Nigéria et à des pays tenus en laisse comme le Sénégal et la Côte d’Ivoire. En revanche, le Ghana et le Nigéria peuvent jouer gagnant en l’envisageant avec ces deux minuscules États que sont le Togo et le Bénin. Dans un premier temps. Je n’ai pas dit que ce serait plus aisé. Les raisons qui bloquent les choses au Sénégal et en Côte d’Ivoire sont aussi actives au Togo et au Bénin. Mais le Togo et le Bénin dépendent du Nigéria sur beaucoup de plans ; le géant d’Afrique peut user habilement de « chantage » pour les contraindre peu à peu à aller vers cette intégration sous-régionale.

Un mot pour finir?

Cet ouvrage – À feu nu –, édité chez Awoudy, au Togo, c’est pour moi presque comme une grâce au sens religieux du mot. J’en suis très heureux. Je n’aurais pas pu publier ces écrits tels quels ailleurs que chez moi. Preuve que le lieu de publication d’un livre n’est pas du tout anodin. Vous ne faites pas exactement chez le voisin comme chez vous. Merci à Mawuse Heka pour cet accueil parfait. Il faut aimer penser et écrire pour ceux qui ont le même destin que vous. Il faut s’adresser aux gens dont la vie est engagée par vos réflexions. A l’exemple de Sylvanus Olympio, que la modestie de notre pays et de nos moyens ne nous inhibe pas. Merci aussi au journal letempstg.com pour avoir régulièrement publié en ligne ces différents essais en leur temps. Cela m’a encouragé.

A propos Tony Feda 134 Articles
Journaliste indépendant. Ancien Fellow de l'Akademie Schloss Solitude (Stuttgart, Allemagne), Tony FEDA s’intéresse à la sociologie, la culture- ses domaines de prédilection sont la littérature et les arts de la scène du Togo. A travaillé pour plusieurs journaux dont Le Temps, Notre Librairie. www.culturessud.com. Depuis août 2018, s'inspirant de Robert Park et de Bourdieu, il entame sur son blog www.afrocites.wordpress.com des projets sur des thèmes concernant la ville.

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