Bernard Müller est un anthropologue franco-allemand, enseignant dans plusieurs universités allemande et française, qui a fait de nombreuses publications sur la restitution des objets d’arts africains et le renouveau des musées. Il a été recruté en 2018 comme Commissaire d’exposition sur le projet « le Togo des rois », première exposition devant servir à l’inauguration du Palais de Lomé, gigantesque centre culturel unique en Afrique de l’Ouest, dédié à l’art, la culture. Mais le centre, financé à plus de 2,4 milliards CFA sur le budget de la présidence, a du plomb dans l’aile, à cause d’un pilotage hasardeux de Madame Sonia Lawson, proche de Faure Gnassingbé. Pire, le projet se détourne de son but avoué de «contribuer à l’éveil culturel et artistique et à l’initiation à la biodiversité du jeune public», pour être au service exclusif de ripoliner l’image de Faure Gnassingbé. L’inauguration a été reportée à plusieurs reprises, sans explications. En raison de ce refus de mettre les activités artistiques et culturelles du futur centre au cœur du processus de structuration sociétale, Bernard Müller a jeté l’éponge. Le Temps vous propose son interview, qui met en débats la question de la culture et de la démocratie au Togo.
Dans quelles conditions aviez-vous été désigné pour travailler sur le projet du Palais de Lomé ?
J’ai été contacté par la directrice du projet, Sonia Lawson, en mars 2018 afin de mettre en œuvre au titre de commissaire l’exposition “Le Togo des rois” dont le thème et le titre avaient déjà été arrêtés. J’avais été séduit par l’idée de mettre en lumière dans l’ancien Palais des gouverneurs allemands la richesse et complexité de systèmes politiques longtemps considérés comme “barbares” alors que leur organisation était souvent plus démocratique que les états d’origine des colons. Une chose pourtant m’avait d’emblée mis la puce à l’oreille. Connaissant les nombreux réputés historiens togolais, je me suis tout de suite demandé pourquoi le Palais de Lomé faisait appel à un étranger. Si le savoir-faire en terme d’expositions multimédias n’était pas toujours là, il aurait suffi de leur adjoindre un scénographe. Mais apparemment la voix des spécialistes de la place n’était pas la bienvenue. Bizarre, ne trouvez-vous pas ?
Ce projet alléchant s’est pourtant vite avéré miné.
Et Comment…?
Tout d’abord il fallut se rendre à l’évidence de l’absence d’objets pour raconter cette histoire. Il a fallu se lancer dans une laborieuse collecte d’objets des familles royales actuelles permettant de raconter cette histoire aux nombreux méandres, qui ne peut se comprendre que dans un contexte régional, voire continental et global, le Togo n’ayant aucune existence avant que les Allemands n’en dessinent les contours et lui donnent son nom dans les circonstances que l’on sait. Il est d’ailleurs probable que le cartographe qui a délimité les frontières de ce que fut le Togoland ait séjourné dans l’ancien Palais des gouverneurs… ou plutôt dans la maison qui s’y trouvait, avant que ce bâtiment ne soit construit. Mais cette difficulté liée à la collecte n’est pas du tout la raison de mon départ.
Incapable de déléguer, Mme Sonia Lawson aimerait tout faire à la place des professionnels, qu’elle n’écoute pas vraiment, surtout quand ils sont du pays... Bernard Müller
Et pour quelles raisons avez-vous jeté l’éponge ?
Progressivement, alors que le projet prenait petit à petit forme, très progressivement car tout était compliqué, apparaissait aussi la véritable intention politique de ce projet. J’ai été choqué par l’absence de volonté de rendre ce lieu accessible au plus grand nombre, notamment des scolaires, et du grand public en général. Ce public qui au Togo n’a ni l’habitude ni les moyens de se rendre dans des lieux culturels de ce type, selon moi, doit être au cœur d’une telle démarche. Pour une exposition inaugurale qui porte sur l’histoire du pays de surcroit, il me paraissait cruel d’en exclure ceux qui en ont le plus besoin, c’est à dire les scolaires ou les étudiants par exemple. Ces publics doivent dès le départ être associés à ce projet, il y a un travail de sensibilisation et d’organisation à faire en amont.
Or ce “grand public” n’était pas la priorité de la direction, qui se résume à une seule personne, (Mme Sonia Lawson, Ndlr) qui n’a jamais voulu se donner les moyens de cette réflexion et encore moins de sa mise en oeuvre.
Quand il s’est agi d’imaginer des entrées payantes pour les enfants et les jeunes, d’y interdire les pique-nique, de verbaliser ceux qui jetteraient leur peau de banane à côté de la poubelle, d’en écarter le flux des promeneurs du dimanche qui sont pourtant nombreux à cet endroit de la plage, là j’ai compris que je n’avais plus rien à y faire. Incapable de déléguer, elle aimerait tout y faire à la place des professionnels qu’elle n’écoute pas vraiment surtout quand ils sont du pays, étrangement. Je pense que Madame Lawson n’a pas la carrure pour le projet.
Grosso modo, c’est un projet tourné vers l’extérieur et destiné à l’embelissement du régime …
Oui, absolument, il ne s’agit en réalité de rien d’autre que d’une vitrine culturelle qui s’adresse à l’extérieur, et aux élites locales… Il s’agit de créer l’illusion d’une politique culturelle qui laisserait supposer une volonté démocratique… si certains éléments de langage en transparaissent sur le site du projet, il s’agit de la poudre aux yeux. Je suis formel : il n’y a aucune volonté de démocratisation culturelle dans ce projet, à ce stade.
Vous n’êtes pas le premier à démissionner du projet…
En effet, quand Sonia Lawson m’a contacté en “catastrophe” en mars 2018, mon prédécesseur, pourtant réputé pour son expérience africaine et pas forcément très regardant sur la nature du régime, venait de claquer la porte : il s’agit de Jean-Loup Pivin et de son équipe.
Comment est né alors ce projet avant que ça tourne finalement en eau de boudin ?
Au niveau de la Présidence du Togo, puisque c’est un projet présidentiel directement opéré à partir de la trésorerie de la présidence, l’idée a dû germer que le Togo devait aussi concevoir son grand projet culturel, à l’instar des pays voisins… c’est ainsi que le Palais [ l’ancien Palais des Gouverneurs allemands, ndlr] est entré en jeu, puisqu’il tombait en ruines et qu’il fallait peut-être aussi l’occuper et lui redonner un autre sens depuis le bombardement de ce qui était aussi la Primature…
“Un établissement culturel public ne peut être traité comme une agence de parfum, les enjeux ne sont pas les mêmes”, Bernard Müller.
Comment expliquer alors tout ce désordre malgré les compétences de Mme Sonia Lawson ?
Si l’objectif de ce projet est celui du désordre, elle est plus que compétente. S’il s’agit de mettre en œuvre un projet culturel digne de ce nom, ancré dans une véritable politique des publics et une programmation qui n’est pas seulement un effet de manche, alors non elle n’en a pas la compétence. Elle n’est pas du métier d’ailleurs et ne prétend pas l’être : elle prétend qu’elle vient du « luxe » et qu’elle aurait travaillé chez LVMH : son monde c’est le 16ième arrondissement de Paris pas les rues poussiéreuses de Lomé et ses habitants auxquels elle ne porte aucun intérêt. Un établissement culturel public ne peut être traité comme une agence de parfum, les enjeux ne sont pas les mêmes. Sa place ne devrait pas être dans la programmation culturelle, mais à se cantonner à la direction financière ou au mécénat où elle pourrait exceller. Je lui ai suggéré de prendre un directeur artistique pour concevoir la programmation. Elle m’a ri au nez. Elle a été vexée alors que mon intention était d’éviter le mélange des genres, avec le cumul des fonctions : le capitaine d’un bateau qui en est aussi le mécanicien et le cuisinier n’arrivera jamais à bon port. Elle n’a pas compris pourquoi je lui suggérais cela. Elle n’a malheureusement aucune idée de ce qu’est un projet culturel. C’est pas son truc.
Je suis parti quand j’ai compris que je travaillais en réalité à redorer l’image d’un dictateur, un espace d’abord conçu pour accueillir les invités de prestige étrangers et leur donner une impression progressiste, Bernard Müller.
Quel est finalement le budget du projet et dans quelles conditions aviez-vous travaillé ?
Je n’ai jamais eu vent du budget, et je n’ai même jamais su combien je disposais moi-même pour faire l’exposition le “Togo des rois”… Tout se faisait au jour le jour. ll faut demander à ceux qui s’occupent du projet aujourd’hui si tel est encore le cas.
Pour ma part, j’ai renoncé, car dans le contexte autoritaire du Togo actuel je ne souhaite aucunement mettre de l’eau à ce moulin. Je suis parti quand j’ai compris que je travaillais en réalité à redorer l’image d’un dictateur, un espace d’abord conçu pour accueillir les invités de prestige étrangers et leur donner une impression progressiste. Si le gouvernement du Togo était progressiste, épris de culture comme voie de développement cela se saurait, vous ne croyez pas ? Un gouvernement qui permet l’augmentation du tarif de l’eau au moment de la rentrée des classes, voilà son vrai visage.
Si l’on comprend votre démission, la culture sans participation citoyenne, n’en est pas une ?
Evidemment ! Un espace culturel de cette ambition ne peut se passer d’une profonde réflexion sur ce que doit être sa programmation avec la participation des acteurs culturels déjà présents, des universités aux associations, mais aussi groupes ou personnalités…etc. et en ce sens il s’agit bien d’une participation citoyenne au sens large qui est nécessaire… une démarche consultative qui aurait permis à des gens qui connaissent bien le terrain de donner leur vision…leur expertise… il y a tant de talents, de savoirs-faire et d’élans au Togo, tant d’initiatives culturelles…
…je pense d’ailleurs que le projet a encore un potentiel énorme, et qu’il pourrait à la fois servir les objectifs politiques de soft-power et de démocratisation culturelle… Bernard Müller.
Le projet du Palais de Lomé s’inscrirait alors au cœur du combat démocratique du peuple ?
Je ne sais pas si je le formulerais ainsi. Mais oui la culture doit être au service de l’émancipation que ce soit par l’art ou la connaissance… je ne vois pas comment ce dessein peut se réaliser sans démocratie, c’est-à-dire sans implication active de la société civile dans le développement des projets qu’ils soient culturels ou autre… mais la culture est sans doute la plus politique des activités… forcément… je pense d’ailleurs que le projet a encore un potentiel énorme, et qu’il pourrait à la fois servir les objectifs politiques de soft-power et de démocratisation culturelle, rien n’est perdu, et il y a déjà des gens talentueux dans l’ébauche de l’équipe de programmation et dans les autres jardins et expositions… mais le succès de projet et sa viabilité implique je le crains un changement salutaire et radical à la tête de son organigramme. Sinon ce ne sera qu’un éléphant blanc de plus !
Propos recueillis par Tony FEDA
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