Le Temps vous propose une note de lecture de Le général ne vit pas d’amour, le dernier recueil de nouvelles de David Kpelly, écrivain, activiste pro démocratie, et enseignant togolais résident au Mali. Ce cinquième recueil sera bientôt disponible en librairie à Lomé. David Kpelly compte à son actif quatre autres recueils de nouvelles (L’Elu de la réforme, Le fratricide de la réforme, Le gigolo de la réforme, et Apocalyse des bouchers), tous publiés chez Edilivre (Paris). Il y a aussi l’excellent cri du cœur Pour que dorme Anselme, en mémoire de ce jeune collégien abattu par la soldatesque à Dapaong. La note de lecture est d’Anas Atakora, écrivain-poète résident au Canada. Lisez plutôt.
David Kpelly écrit ce qui tord le corps togolais
Le nouveau recueil de nouvelles de David Kpelly paraît sous le titre Le Général ne vit pas d’amour. Ce titre, celui de la quatrième nouvelle, tient l’ensemble des six textes par cette annonce brutale de la négation qui entoure la vie et qui rejette l’amour, l’acte inaugural de notre humanité. Cette négation et ce rejet parcourent les six nouvelles, les habitent comme « une maison abandonnée envahie par une multitude d’espèces de mauvaises herbes », et les transforment en un corps physique et social vécu comme une tendresse ensanglantée.
Il y a le corps de « Ceux qui portent leur croix » (la première nouvelle) dans la violence militaire qui écrase vies, promesses de vie, d’amour et de fraternité. Il y a le corps d’Axoéfa, cette « allégorie du pays captif » (la deuxième nouvelle), soumis « à des séances de délivrance où une dizaine de femmes, disciples du prophète, la rossaient de violentes baffes saupoudrées de versets bibliques aux allures guerrières. » Il y a la voi(e)x de « La belle-de-nuit » (la troisième nouvelle) qui mit fin à « sa carrière de pute » pour se découvrir un destin plus tragique dans une « ville habituée à la mort et à toutes les formes qu’elle peut décider, capricieuse, de prendre. » Il y a aussi le corps militaire et ses ramifications (la quatrième et la sixième nouvelle) dont le « quotidien n’est fait que de mendicité, d’intimidations et de violence. » Et il y a enfin le corps blessé, le « frère éborgné » (la cinquième nouvelle), traumatisé à vie par son propre pays, le Togo, « ogre insatiable, la gueule ouverte, prêt à dévorer ses propres fils. »
David Kpelly écrit ce qui tord le corps togolais, donc ce qui disqualifie l’humanité ici ou ailleurs. Il nous invite à regarder ce corps physique et social devenu une « impitoyable jungle » où « on a l’impression que tout le monde est devenu un pervers sexuel ou un escroc ou un traître ou un brigand. Même à son propre enfant ou à son parent, encore moins à son conjoint, on ne peut plus faire confiance. »
Les six nouvelles deviennent ainsi une métaphore du pays comme « une longue chaîne alimentaire. L’herbivore (le citoyen ordinaire sans aucun pouvoir) y est contraint, pour éviter de se faire manger par le carnivore primaire (le citoyen ayant une petite autorité), de montrer à ce dernier qu’il connaît un carnivore secondaire (officier supérieur, haut cadre, personnel diplomatique, député, ministre, militant influent du parti au pouvoir, membre de la famille du Fils-De-Notre-Père-De-La-Nation). » Et dans cette logique, toute figure de pouvoir (dans le sens le plus banal de pouvoir faire quelque chose, même un rien de chose) devient une prédation, un moyen d’abuser de l’autre : « Combien de pauvres, de veuves, d’orphelins, de déments, de fous, d’invalides… les grands de ce bas-monde ont sucés, écrasés, effacés, pour pouvoir briller ? »
Dans cette interrogation importante, le verbe « sucer » confirme dans ces textes de Kpelly la métaphore du pays comme une chaîne alimentaire. Il y a donc quelque chose de corporel dans nos drames, en ce sens que l’autre est vu uniquement sous l’angle de la chair à laquelle ne s’applique aucun droit. David Kpelly nous éveille à ces drames qui ensauvagent l’humain, broient la jeunesse et sabotent le futur. Il nous offre des univers où les mots prêtent attention aux dysfonctionnements des cadres et des figures censés rendre possible la vie. Ses textes sont le réel des citoyens ordinaires qui se battent, encaissent, tiennent le coup ou meurent pour ne plus être chair, mais plutôt corps qui fait terre, corps qui déborde, corps qui tente d’échapper au général pour vivre d’amour et pour construire, au cœur de ces récits tragiques, quelques filets de tendresse apaisée.
©Anas Atakora, écrivain et poète togolais
David Kpelly, Le général ne vit pas d’amour, Editions La Sahélienne, juillet 2019, 140 pages, 5000 CFA.
En savoir plus sur Le Temps
Subscribe to get the latest posts sent to your email.
Laisser un commentaire