Le rapport de la CNDH sur la mort suspecte de deux présumés braqueurs abattus par la police à Kanyikope, au petit matin du 28 juillet 2019, pose plus de questions qu’elle n’apporte de lumière. Le rapport partiel, voire partial, montre les mensonges sympathiques de la CNDH et failles troublantes des déclarations du GIPN.
Dans la nuit du 27 au 28 juillet 2019, le destin de deux jeunes togolais va radicalement changer, basculer, à dire vrai, vers un destin funeste. Irrémédiable. En l’espace de quelques heures. Amouzou Koffi alias « Cimetière » et Mlatawo Dekpo ont été enlevés à leurs domiciles à 23 heures, à Akato-Démé, un quartier de la Commune du Golfe, par des corps habillés selon le témoignage de leurs parents. Des corps habillés qui ont même procédé à la saisie d’une moto appartenant à l’un des deux jeunes.
Dans la même nuit, les agents du Groupement d’intervention de la police nationale (GIPN) abattent (exécutent ?) les deux jeunes hommes à Kanyikopé, à une trentaine de kilomètres de leur domicile respectif. Dans la zone industrielle, non loin de la société Sototoles, on a retrouvé deux corps criblés de balles, une machette, un vieux pistolet artisanal et une moto rouge de marque APSONIC. Le site republicoftogo.com du 28 juillet rapporte ainsi la déclaration de l’officier Yaovi Okpaoul, directeur national de la Police.
« Les individus [abattus, ndlr] sont à l’origine d’un braquage à Tokoin-Cassablanca (un des quartiers de Lomé) contre des responsables de l’Office togolais des recettes (OTR) et s’apprêtaient à en commettre un autre. Ils étaient sous la surveillance étroite de la police ».
De but en blanc, le GIPN présente les faits comme une brillante opération, une belle prise et un triomphe d’une police protectrice d’une population qu’elle défend contre « des individus qui sèment la panique et la désolation » au sein de la population.
Sauf que cette image d’Epinal, cette réputation d’une police au service du peuple est déconstruite dans l’après-midi même du 28 juillet. Les témoignages vidéo mettent à mal la version du GIPN. L’affaire suscite un tollé dans l’opinion et les réseaux sociaux.
Le pasteur Edoh Komi du Mouvement Martin Luther King, après une visite sur le terrain, affirme que les jeunes hommes ont effectivement été enlevés par la police. Les parents persistent et signent que leurs enfants ont été enlevés par des éléments de la police, en tout cas des corps habillés. Les parents précisent surtout que la moto retrouvée près des cadavres n’est pas la leur.
L’affaire s’emballe. Le ministre de la sécurité et de la Protection civile, le général Yark Dameham menace de traduire en justice les parents et le pasteur Edoh Komi. Une menace qui n’a pas pu affaiblir la voix de la presse ni des réseaux sociaux.
Des zones d’ombre de l’enquête de la CNDH
C’est alors qu’intervient la Commission nationale des droits de l’homme (CNDH). Interpellé, l’organe constitutionnel s’est auto-saisi pour faire la lumière sur l’affaire. La CNDH a été créée comme mécanisme national de promotion, de protection et de vérification des droits de l’homme sur toute l’étendue du territoire national.
La Commission a effectivement mené des investigations, répondant ainsi effectivement à la mission qui lui est dévolue par la constitution. Cependant, et c’est ici que le bât blesse, le rapport laisse perplexe, bouleversant.
Tout d’abord, validé depuis le 05 décembre 2019, le rapport n’a été rendu public que le 10 juillet 2020. Un « résumé », même pas un extrait du rapport d’investigation n’a été « publié», disons en catimini, sur le site de la CNDH. Sans aucune publicité. Les raisons de ce retard à la publication demeurent mystérieuses. On note toutefois qu’il est publié un 10 juillet 2020 soit 18 jours avant la date anniversaire de l’exécution des deux jeunes braqueurs présumés.
Mais, on peut faire l’hypothèse que devant des blocages dans les investigations, la CNDH a préféré s’en référer aux autres institutions de la République, la Présidence par exemple, pour faire pression sur la Police. Et, que, peut-être, n’ayant reçu aucun soutien, de guerre lasse, la CNDH ait pu décider de rendre public son brouillon. Un brouillon qui le ridiculise car montrant en réalité l’impuissance, voire l’inanité d’un organe constitutionnel, qui, dans le cas d’espèce, montre son inféodation au pouvoir politique.
Comment comprendre cela ? Voici quelques éléments d’approche :
Premier élément : le résumé ne livre aucune donnée sur les méthodes, et le déroulement de l’enquête. Nulle information sur les parties interrogées, la composition de la délégation et les éventuels écueils rencontrés. Et la Commission présente un résumé alors que l’opinion a droit de disposer de l’intégralité du rapport. En 2012, Koffi Kounté, l’ex président de la CNDH, pourtant soupçonné d’être à la solde du pouvoir de Faure Gnassingbe, avait divulgué l’intégralité du rapport sur les actes de torture dans l’affaire Kpatcha Gnassingbé.
Deuxième élément : Aux termes des « investigations », la CNDH reconnaît l’enlèvement des deux jeunes hommes par des corps habillés. Mais elle utilise le terme «sodja»- un substantif absent du dictionnaire français- pour désigner les auteurs de l’enlèvement. Si le terme consacré désigne en Ewé-mina à la fois les professionnels de l’ordre, c’est à dire le policier, le gendarme et éventuellement le militaire, on peut logiquement douter des mobiles qui sous-tendent l’usage de ce terme où la CNDH hésite à appeler un chat un chat. Au vrai : la CNDH n’a pas poussé plus loin les investigations pour connaître l’identité des vrais kidnappeurs.
Troisième élément : la CNDH dédouane le GIPN en écartant sa responsabilité dans l’enlèvement des deux jeunes braqueurs présumés sans pour autant apporter la moindre preuve. Et pourtant, le même GIPN, au journal de 20 heures du 28 juillet, affirme avoir mis en filature les deux jeunes pendant la journée du 27 juillet et les a suivis jusqu’à les abattre le 28 juillet au petit matin.
Voici ce que dit l’officier du GIPN au journal de 20 heures de la TVT.
« Un malfrat résident au Ghana a rejoint le susnommé « Cimetière » dans un ghetto à Katanga, où ils ont consommé de la drogue, planifié une nouvelle opération avant de se mettre en route à dos d’une moto APSONIC non immatriculée. Ils ont été pris en filature par un patrouilleur du GIPN en « tenue civile », [c’est la rédaction qui souligne]. Ayant constaté qu’il s’agissait des agents, ils ont voulu s’échapper. Le nommé « Cimetière », en couple sur la moto et armé d’un pistolet de fabrication artisanale a ouvert le feu sur les policiers ».
Si les deux malfrats ont été pris en filature jusqu’à leur « fusillade » au cours de laquelle ils trouvèrent la mort, comment peut-on alors comprendre que les mêmes ont été enlevés dans la nuit du 27 juillet au 28 juillet ? Alors, les deux jeunes hommes ont-ils le don d’ubiquité ou s’agit-il de leurs hologrammes que « des hommes en tenue civile et de corps habillés » ont enlevés dans la nuit du 27 juillet ?
Quatrième élément : La CNDH annonce qu’il est « constat », c’est-à-dire que des éléments probants, accréditent la déclaration de la police que les deux jeunes braqueurs présumés ont été effectivement exécutés à Kanyikopé, au lieu-dit « Sototoles », à plus d’une trentaine de kilomètres de leurs domiciles où ils furent enlevés. Grosso modo, pour la CNDH, la déclaration du GIPN selon laquelle les jeunes sont tués sur place et non pas exécutés ailleurs puis déplacés à Kanyikopé, au lieu-dit Sototoles, est vraie.
Mais là, non plus, la Commission n’apporte aucun élément tendant à prouver qu’ils ont été réellement abattus sur place. Que disent les riverains de la scène du crime ? Y a –t-il une commission d’enquête qui a étudié la scène du crime ?
Cinquième élément : La CNDH affirme qu’elle n’écarte pas l’hypothèse que les auteurs de l’enlèvement « [puissent] être des connaissances des jeunes présumés braqueurs ».
En gros, pour la CNDH, des individus quelconques se seraient déguisés en « corps habillés » pour kidnapper les deux jeunes braqueurs présumés. Et si cela se trouve, fiction pour fiction, les deux jeunes auraient simulé leur propre enlèvement afin de commettre ce braquage au cours duquel ils ont été abattus !
Mais la CNDH oublie que le GIPN a bien précisé qu’il a pris en filature les deux victimes durant la journée du 27 juillet.
Sixième élément : la CNDH évoque un informateur du GIPN. Le commandant du GIPN aurait coordonné, «par téléphone » (sic), l’opération suite à l’information donnée par cet informateur. Cependant, le GIPN refuse l’accès à cet informateur. Et la CNDH semble se satisfaire de ce refus.
Le fait que le GIPN refuse à la commission l’accès à l’informateur paraît suspect. Que cache le GIPN ? L’informateur serait-il un indic de la police ? La CNDH a pourtant les moyens d’organiser l’interrogatoire de cet informateur. Mais elle ne l’a pas fait.
La CNDH a plutôt enterré l’affaire
En définitive, il est difficile de tirer une conclusion sur la base des éléments donnés par la CNDH tant qu’on ne dispose du rapport intégral. Mais ne peut surtout pas se satisfaire de la déclaration sujette à caution de la police. Il y a deux crimes, et on est vraisemblablement en présence de deux exécutions extrajudiciaires.
En filigrane, il s‘agit soit d’une enquête volontairement bâclée, soit d’une volonté inavouée de la CNDH d’innocenter le GIPN. Car, il est incompréhensible que la CNDH, institution constitutionnelle, au-dessus de la police, n’ait pas su requérir les moyens pour faire éclater la vérité à propos de la mort suspecte de ces deux jeunes togolais.
Et pourtant dans ses prérogatives, il est dit que :
«Aucun membre du gouvernement ou du parlement, aucune autre personne ne s’immisce dans l’exercice de ses fonctions et tous les autres organes de l’Etat lui accordent l’assistance dont elle peut avoir besoin pour préserver son indépendance, sa dignité et son efficacité ».
Et pour répondre aux nouvelles exigences d’organisation et de fonctionnement des institutions nationales de protection et de promotion des droits de l’homme contenues dans les Principes de Paris, la CNDH a été réorganisée par la loi organique n°96-12 du 11 décembre 1996, modifiée et complétée par la loi organique N°2005-004 du 09 février 2005.
Et selon cette loi la CNDH dispose de « la compétence quasi juridictionnelle et la possibilité de saisir les tribunaux ».
Cependant, dans ses conclusions, la CNDH oublie sa mission et renvoie la patate chaude au garde des sceaux à qui il est demandé de mener une enquête judiciaire !!! La CNDH demande également au ministre de la Sécurité et de la Protection civile de garantir la protection des familles des deux victimes. Il s’agit bien du même ministre qui a menacé les familles !
Inutile de tourner autour du pot : la CNDH a enterré l’affaire des présumés braqueurs exécutés extrajudiciairement par le GIPN. La Commission censée garantir les droits de l’homme vient elle-même de la bafouer.
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