La grève dans l’éducation conduit Le Temps à publier dès demain une série de portraits d’enseignants, afin de comprendre les raisons de la révolte. Analyse.
Centrales syndicales traditionnelles émasculées
L’école publique togolaise est bouleversée depuis le début des années 2000 par des grèves à répétition des enseignants. Si le gouvernement à travers menaces et représailles, licenciements abusifs, affectations punitives, a su contenir la grogne, force est de reconnaitre que la digue a cédé, laissant un océan de colère.
Depuis la rentrée académique le 17 octobre, les grèves perlées s’égrènent à longueur de semaine, voire de mois. Les syndicats claquent la porte des négociations. Sans autre forme de procès.
La digue a cédé pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la création de la Synergie des travailleurs du Togo (STT) née en 2013 d’une volonté de rupture et de désolidarisation des centrales syndicales traditionnelles, considérées comme corrompues, en tout manquand d’alacrité, de cette espèce de mordant qui fait que les gouvernants craignent les syndicats. Les centrales historiques étaient spécialisées dans l’ajournement des mots d’ordre de grève, qui plus est l’affairisme mine le milieu.
Regroupant les travailleurs du secteur public et privé, la STT a été fondée à la suite du Synphot, ce syndicat des hospitaliers animé par des médecins bien éduqués, cultivés, nerf indispensable à la guerre, ils ne doivent pas leur carrière au gouvernement en place.
Ces forces syndicales, libérées du piège dans lequel les avait ligotés le Cadre nationale du dialogue social (CNDS) institué lors du deuxième premier ministère d’Edem Kodjo et des tentatives de corruption, ont enlevé la bonde du tabou des grèves.
Rupture de la coopération, dévaluation du franc CFA
Ensuite, la lassitude des travailleurs devant une situation sociale devenue intenable depuis la dévaluation du franc CFA, la rupture de la coopération de l’Union Européenne. Le milieu écume de paupérisation, dans certains milieux ruraux les enseignants vivotent comme de pauvres hères dans une misère crasse, des misérables pour lesquels Victor Hugo tremperait sa plume dans l’encre afin de dessiner ce scandale d’un pays où tout perd sens et les valeurs disparaissent.
Pour comprendre, il faut remonter à la fois aux années 1980 marquées par la faillite politique et économique du système du parti unique RPT. Les éléphants blancs et d’autres choix économiques absurdes d’Eyadema ont fait exploser la dette publique et mis le Togo sous le joug du FMI dont le Programme d’ajustement structurel comprenait également le gel des salaires et d’autres mesures antisociales.
La rupture de la coopération pour déficit démocratique, suivie de la dévaluation du CFA, a entraîné la chute du revenu des Togolais de plus de 50%. L’effet a été plus durement ressenti par les Togolais parce que parmi tous les pays de la zone franc, le Togo fut le seul à n’avoir pas bénéficié des mesures d’accompagnement instaurées par la France, maîtresse de la dévaluation.
Par ailleurs, pour l’UE et les principaux bailleurs de fonds, lles effets conjugués de la rupture de la coopération et de la dévaluation du franc CFA devraient entraîner une explosion avec bénéfice politique le changement de régime. Par extraordinaire, les révoltes sociales furent sporadiques voire vite matées par la soldatesque ou trahies par des centrales syndicales vermoulues.
Dans le détail, comme le relève si bien l’économiste Nadim Kalife dans son livre « Pourquoi le Togo va si mal- Un schéma de sortie de crise », la chute du revenu du Togolais est abyssale.
Chute du revenu par tête d’habitant
« Pour prendre conscience de la détérioration continue du niveau des Togolais depuis un quart de siècle, il faut savoir qu’en 1982 le PNB par habitant, c’est-à-dire le revenu moyen par tête du Togolais était de 340 $US de l’époque, équivalent en termes réels à plus de 1500 $US d’aujourd’hui [2008, ndlr]. Or le revenu moyen par tête du Togolais en 2007 n’atteint que 310 courants, soit un niveau de vie 5 fois inférieur à celui de 1982 !!! Cela devrait étonner les observateurs qu’il n’y ait pas eu de révolution politique dans de telles conditions !!!», écrit l’économiste.
La situation n’a guère changé depuis 2007. En 2015, le revenu par tête d’habitant est de 540 $US alors que les prix des denrées sur la même période de trente ans ont augmenté de plus 300 à 400% contrairement aux salaires qui ontrès peu évolué; le SMIG passant de 15.136 à 34.000 F soit 124 %.
Le Kg de viande de 750 F en 1982 passe 2500 CFA en 2017, le Kg de poisson frais (carpe ) de 750 F en 2000 à 1500 F en 2017, le bol de maïs de 150 F à 600 F, le kilo de pain de 106 F à 336 F, le kilo de maïs de 97F à 280, le litre de pétrole lampant de 135 F à , le litre d’essence de 200 F à 524, le taxi est passé de 50 F 300 F, une chambre en ville de 2000 F à 10.000 voire 12.000, la tarif de la consultation médicale de 600 F à 2.000 F, et les prix des médicaments multipliés par plus de 300 %.
Enfin, et c’est ici que se situe le limon de la colère des enseignants : ils ont le sentiment d’être traités comme des fonctionnaires de seconde zone. Une opinion par ailleurs renforcée par le mépris affiché du ministre de la Fonction Publique, Gilbert Bawara, qui accuse les enseignants d’être médiocres et accros au sodabi, liqueur traditionnelle à forte teneur d’alcool.
Dans la réalité, le secteur éducatif a été à l’abandon vers la fin des années 1980: Fermeture des écoles de formation, ralentissement de construction des infrastructures, réduction drastique des budgets de fonctionnement. Tout est fait pour appauvrir l’école. Le corps enseignant est taillable et corvéable à merci. Un enseignant de géographie est aussi enseignant d’histoire et de français. Les heures de cours gonflent démésurément. Les enseignants sont sans manuels didactiques.
Les misérables
Dans certains collèges de l’intérieur, des enseignants de biologie sont aussi profs de français. Et dans les lycées, le prof d’allemand peut également officier comme chargé de cours de français. On a même réussi la prouesse de créer un corps d’enseignants auxiliaires, sous-payés pour un travail égal avec les titulaires. “Nous sommes comme dans un étau qui se resserre sans fin sur nous, et notre douleur est sans fin”, déclare un enseignant au journal Le Temps.
Quand l’Etat, sous la pression des syndicats, a décidé de revaloriser les salaires dans la fonction publique, le secteur éducatif est resté le parent pauvre.
Dans le corps judiciaire , les primes sont de l’ordre de 300 000 FCFA par mois, celles des agents des ministères des finances de 250.000 CFA par mois, les agents de santé, de 131.000 CFA alors que les enseignants culminent à 22.500 FCFA.
«Or, nous tous travaillons au Togo, servons tous notre pays, achetons tous dans les marchés Togolais, le comble, nous enseignants avons formé tous les citoyens Togolais », fulmine un syndicaliste lors d’un débat sur la chaine de télévision Delta Santé.
Le corps n’a pas de statut particulier et le gouvernement manque visiblement de volonté pour créer ce statut. Dans son intervention après les discussions dans le cadre du Groupe de Travail, Gilbert Bawara annonce que le statut pourrait être voté dans six mois et entré en application en 2018.
Mais les calendes togolaises râpent les nerfs des syndicats. Le Statut particulier aurait dû être voté en 2014. De reculades en renoncements, de faux calculs d’apothicaires en mauvaise foi du gouvernement , les enseignants ont finalement compris que l’heure est venue de prendre le taureau par les cornes.
La chose publique bafouée
Les dépenses de certains secteurs de l’Etat explosent, des dépenses somptuaires, et la classe dirigeante se complaît dans une certaine corruption quasi officielle avec des primes stratosphériques pour certains hauts fonctionnaires, des comportements de trahison publique, des formes de détournement, à des fins privés, de biens publics, de bénéfices et de services publics.
Au même moment, le discours officiel parle d’exemplarité, de temps durs, de marge de manœuvre quasi intenable. Une conduite qui ne s’impose pas à tout le personnel de la Fonction publique et de l’Administration. La chose publique est à telle enseigne abaissée que les enseignants sont en droit de s’offusquer, de se sentir floués.
Leur révolte est d’autant plus compréhensible qu’elle va bien au-delà des questions de salaire, même si « le salaire octroyé, comme le souligne Robert Bourdieu dans son Contrefeux, est un indice sans équivoque de la valeur accordée au travail et aux travailleurs correspondants ».
« Le mépris pour une fonction se marque d’abord par la rémunération plus ou moins dérisoire qui lui est accordée », souligne encore le sociologue Bourdieu.
Nous allons donc suivre les mouvements sociaux et tenter de comprendre comment les acteurs vivent au quotidien, les ressorts de cette révolte des enseignants. Rien de plus saisissant qu’un portrait, en laissant la parole aux acteurs eux-mêmes.
Ils sont actuellement 35 mille d’après les derniers chiffres du ministère de la Fonction publique. Un petit contingent de fonctionnaires après tout.
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