9ème édition du Festival Filbleu: Art et science contre l’ignorance

La 9ème édition de Filbleu, Festival international de littérature francophone se tiendra  du 14 au 20 mars dans les villes de Lomé,  Aneho, Tchamba et Aouda, avec la participation de grands noms de la littérature africaine. En avant-goût de cette édition, nous publions une note de lecture critique du livre de M. Amouzou Esse, lequel livre sera au menu d’une Conférence au Goethe Institut. La note est assez longue mais le lecteur devra tenir de l’importance du sujet.

La science, et c’est là un de ses mérites, permet ces désaccords constructifs.

Ce que dit M. Amouzou est simple et très clair. Il le dit en trois grandes parties bien structurées :

  • Occidentalisation de l’Afrique : impact de la pénétration et de l’enracinement de la civilisation française sur les cultures africaines

Depuis que l’Afrique et l’Occident exemplifié par la France sont entrés en contact, la culture occidentale aurait « pollué » les cultures africaines

  • Analyse sociologique de l’influence de la culture occidentale sur la diaspora africaine et ses descendants

Les populations africaines résidant en Occident elles tendent à perdre leurs cultures et leur identité

  • Impact de la colonisation sur l’aire culturelle du littoral atlantique togolais

Appuyé sur un rapport historique est comme une exemplification du propos général du livre en l’appliquant à l’aire spécifique du littoral atlantique du Togo.

Mais, toutes ces trois grandes parties reviennent à ces quelques propositions lancinantes :

  • les cultures et l’identité africaines se seraient dégradées et continueraient de se dégrader du fait de leurs interactions passées et actuelles avec la culture occidentale.
  • Le facteur responsable de cette dégradation consisterait en ce que, subjugués, les Africains, leurs élites les premières, auraient pris conscience du retard de l’Afrique par rapport à l’Occident, et cette conscience serait devenue le véritable ennemi intérieur qui les aiderait à s’égarer, notamment à tourner le dos à leurs propres cultures et identités pour embrasser et singer celle de l’Occident.
  • Le dualisme culturel est plié sur le dualisme social et identifié à lui.
  • Identification de la culture à la langue

Ce propos est fort, puissant ; très populaire. Mais il me semble que cette force vient de ce qu’il s’inscrit dans ce que, en associant Karl Popper et Thomas Kuhn, on pourrait appeler un « paradigme-faible ». Un paradigme largement partagé parce que proche du sens-commun et de valeurs communes.

Epistémologiquement on pourrait l’appeler un « archéo-fonctionnalisme » : l’idée que tout était et fonctionnait pour le mieux par le passé, et que depuis un événement, le contact avec la culture occidentale, on serait installé dans un dysfonctionnement croissant.

L’idée est répandue ; elle n’est pas seulement une sorte de « lamentation de l’Homme noir », si tant est qu’il existe quelque chose comme « l’Homme-noir ».

amouzou

La science, et c’est là son incomparable mérite, offre la possibilité de dire si ce paradigme se tient et si M. Amouzou a raison. Pour ce faire, il faudrait procéder comme suit :

  • déduire et tester les implications empiriques des propos pour évaluer dans quelle mesure les observations provoquées ou invoquées les confirment. Mais au préalable,
  • déduire les implications logiques et théoriques, du propos autrement dit ses prémisses et évaluer leur cohérence interne et leur cohérence avec d’autres propositions théoriques solidement établies.

 

Faute de disposer de la base empirique des travaux de M. Amouzou, je m’en tiendrai à critiquer ses prémisses et à montrer qu’un paradigme alternatif pourrait lui être avantageusement opposé.

D’abord les prémisses des propos de M. Amouzou.

Les prémisses, peut-être les plus décisives dans l’élaboration de M. Amouzou, sont axiologiques ; ce sont ses propres valeurs et préférences qui trahissent un son profond désamour pour certains… fais sociaux en cours en Afrique.

Ecoutons-le plutôt à propos de la mondialisation, modèle par excellence du contact culturel généralisé :

« La mondialisation en cours fonctionne à sens unique : d’un côté les émetteurs universels, de l’autre les récepteurs ; d’un côté la norme, de l’autre l’exception. La conséquence est évidemment la référence, pour beaucoup d’Africains, au mode de vie occidental et français. »

Et cette référence manifesterait une idéalisation de la civilisation occidentale qui du irait du mimétisme à l’aliénation, et conduirait « à un changement profonds des rapports sociaux ».

  • « L’usage du français et, partant, la référence à cette dernière, gangrène la pensée et l’affectivité de l’Africain et truffe son comportement d’un cortège de complexes et de réflexes anormaux et, par son caractère assimilateur et par la négation des langues locales, aboutit à une véritable aliénation linguistique »

S’agissant des rapports sociaux

  • « Les relations directes d’Homme à Homme cèdent la place à la relation des objets entre eux, entraînant un nouveau type de rapport social marqué par la froideur et l’impersonnalité. »

  • « Dans la société traditionnelle africaine, (…) l’éducation des adolescents est partagée entre la famille et la communauté. Mais aujourd’hui, les adolescents sont moins formés par la famille que par leur groupe de pairs et les médias. Le rôle socialisateur de la famille tend alors à lui échapper en partie sous l’emprise des média, des conseils d’amis. Cette situation crée un fossé entre les parents et leur progéniture, aggravant les difficultés de communication entre eux. Ainsi, naissent des tensions familiales provenant des crises de puberté et de liberté.

La désobéissance s’installe dans les familles car l’adolescent pense connaitre tout et se croit adulte, il veut s’affirmer, se réaliser en parodiant les manières de faire, de se comporter et d’agir qui lui sont présentées à l’écran visuel, souvent contraire à la bienséance et aux valeurs identitaires africaines. Et, c’est la prostitution qui prend de l’ampleur dans les villes.

De fait, il écrit :

 « Le sexe a envahi tout notre univers social. Il est devenu l’une des marchandises qui se vend le mieux (…). Pour être habillées à la dernière mode, les femmes et les jeunes filles se lancent dans le commerce sexuel. »

 Et cette mode elle-même, il vaut la peine de dire ce qu’elle serait et ce qu’elle viserait :

  • « Il existe deux modes africaines : celle qui est inspirée de la tradition et qui varie selon chaque région et chaque ethnie et celle qui a subi la forte influence des cultures européennes. Cette dernière ne cesse de se généraliser surtout dans les zones urbaines (…).

Il n’est pas permis de marcher, de rouler ou même de s’asseoir dans les rues des villes africaines, au risque de tomber en syncope face au spectacle qu’offrent les jeunes filles. Celles-ci à la place des habits décents, ont préféré des exhibitionnismes avec à la clé les parties intimes exposées aux regards indiscrets, aux voyeurs et aux amateurs de chaire fraîche. »

 

Quant à quoi viserait cette débauche de débauche si on ose dire, il écrit :

 

« Par leurs tenues sexy et extravagantes, il n’est pas exagéré de dire aujourd’hui que les jeunes filles invitent avec une impudence déconcertante les hommes à les courtiser ; en un mot, elles les « harcèlent ». Beaucoup de ses jeunes filles sont élèves ou étudiantes. » « Pour réussir, elles font des avances aux enseignants peu scrupuleux et couchent avec eux, moyennant une augmentation de notes. » Des notes sexuellement transmissibles en somme.

 

Maintenant l’explication : pour M. Amouzou, si les jeunes choisissent ce mode d’habillement qui est

 « une offense contre toutes les règles de conduite de notre société, contre la morale et les valeurs religieuses en Afrique », et « qui dérange les autres et les avilit elles-mêmes ?

C’est que

« Les jeunes filles sont en perte de leur identité. Elles ont perdu tout repère. Elles se cherchent mais ne se trouvent pas. Elles ont emprunté des chemins tortueux et sans lendemain. »

Bien d’autres faits sociaux ne trouvent pas plus grâce à ses yeux :

  • L’homosexualité, dont dit-il, « la plupart du temps, il s’agit d’une homosexualité identitaire exprimée juste parce qu’on se sent comme ça ! ou parce qu’« on est là dedans ! »

  • La dépigmentation de la peau

  • La musique elle-même dont les musiciens détruiraient la société. En effet, écrit-il, « …ces musiciens mettent sur le marché des chansons et images qui deviennent, par ricochet, une bombe détruisant les générations qui les dansent de même que l’éthique même de la chanson. Si jadis, les musiciens ont chanté « la redécouverte de l’Afrique, « la libération des Noirs »…, les musiciens d’aujourd’hui, pour démontrer qu’ils sont adeptes du sexe, chantent le sexe et les gestes qui satisfont pour le sexe.»

En somme, « tout se passe comme si nous étions dans l’antre de la déchéance » dit M. Amouzou. Et si rien n’est fait pour endiguer ces fléaux, poursuit-il, « c’est l’avenir des générations futures qui est compromis à jamais. » Rien de moins.

Il ne se contente donc pas de décrire cette apocalyptique dégradation. Tout au long du livre il propose une sorte « d’ingénierie sociétale » propre à sauver les cultures et l’identité africaines.

En somme dans toute l’élaboration de son livre, M. Amouzou est animé d’un véritable patriotisme axiologique et d’un parti pris assumé pour, les supposées, traditions africaines passées. Cela ne peut que compliquer la distanciation vis-à-vis des faits allégués et orienter les explications supposées en rendre compte.

En effet, les faits sont une chose ; les jugements de valeur qu’ils nous inspirent en sont une autre. Que les cultures africaines aient changé tout en restant des systèmes comme toute culture est censée l’être, voilà ce qu’on peut appeler une  « transformation ». Que cette transformation présumée soit une « déchéance » une « dégradation » est un jugement de valeur. Sauf à dire qu’il y a un stade un grade normal dont la modification serait une perte préjudiciable. Seulement, une perte vis-à-vis de quel standard ou de quel objectif ? Ce n’est jamais précisé.

Mais depuis Vesale, depuis Galilée contre Aristote, nous savons que la science est embarrassée quand elle s’encombre excessivement d’axiologie, de valeurs.

Venons-en maintenant aux prémisses non plus axiologiques, mais purement théoriques. Le propos de M. Amouzou implique :

  • Qu’il existe quelque chose qu’on peut appeler « LA culture occidentale », et d’autres choses qu’on peut appeler « LES cultures africaines ». A son tour, cela suppose ;
  • Qu’il existe quelque chose qu’on peut appeler « la culture ».

Par ailleurs, le propos implique :

  • Qu’il existe quelque chose qu’on peut appeler au singulier « l’identité africaine »; ce qui à son tour suppose :
    • qu’il existe quelque chose qu’on peut appeler « identité »
    • que cette identité pourrait être commune donc au moins partiellement identique en une communauté d’individus ; cela à l’échelle d’un continent

Enfin le propos implique

  • qu’il existerait un lien entre la culture et l’identité. Quel est ce lien ? M. Amouzou ne l’explicite pas. En revanche il apparait incidemment qu’il pourrait passer par :
    • la langue, dont il dit explicitement qu’elle serait le véhicule de la culture. Ce dont on disconviendrait, car on voit mal pourquoi elle le serait plus que les autres techniques dont elle fait partie,
    • la couleur de la peau ! Amouzou ne le dit pas explicitement. Mais, déplorant que des enfants noirs nés en Occidents n’aient pas une culture africaine plutôt qu’une culture occidentale, il l’implique incidemment.

Existe-t-il quelque chose qu’on puisse appeler « culture » ? Oui.

Existe-t-il quelque chose qu’on puisse appeler « identité » ? Oui.

Existe-t-il quelque relation entre culture et identité ? Sans doute.

Il n’empêche, l’utilisation que M. Amouzou fait de ces concepts est sujette à caution. N’oublions pas que « culture » comme « identité » sont des concepts ; des types-idéaux, des constructions idéelles à propos d’objets aux contours très flous. M. Amouzou semble en faire des substances des réalités monolithiques, unidimensionnelles et immuables.

Ce qu’on dirait « la culture konkomba » n’est qu’un type-idéal d’une infinie réalité Konkomba. Et si on devait photographier cette réalité aujourd’hui la photographie ne présumerait en rien

  • de ce qu’elle était hier et de ce qu’elle sera demain. Cela, avec ou sans contact avec une autre culture,
  • ni de ce que tous les Konkomba, ont la même insertion dans cette culture.

Or M. Amouzou semble nous dire que la normalité, voire mieux, l’idéal serait : « Konkomba un jour, Konkomba toujours ». Ou plus exactement : « culture Konkomba un jour, culture Konkomba toujours ».

Car, pour ce qui est de l’identité, en parlant « d’identité africaine », il suggère que malgré leurs cultures différentes, les Konkomba auraient la même identité que les Guin, les pygmées Aka, les Bété, les Hottentots, les Ewé, les Dioula etc.

Ce qu’on a du mal à admettre. Sauf à compter que sa notion « d’identité africaine » ne serait qu’une construction fondée sur :

  • le partage d’une même couleur de peau,
  • le partage d’une même racine culturelle, mais alors on pourrait tout autant étendre cette identité à l’humanité entière,
  • le partage d’une même expérience coloniale. Dans ce cas, le propos reviendrait à « affirmer le conséquent », puisque l’identité africaine qui est supposée se dégradée, serait précisément constituée par ce qui est supposé la dégrader : le contact avec la culture occidentale. Mais alors, M. Amouzou ne croirait pas si bien dire. Car il m’est avis que la notion « d’identité africaine » est justement une construction idéologie élaborée en réaction à la culture occidentale.

Evidemment, M. Amouzou est bon sociologue ; il sait tout cela ; et pour lui rendre justice, il l’écrit même souvent dans son livre. Seulement emporté par ses valeurs et ses préférences, il l’annule quelques lignes après. Par exemple :

  • « L’analyse de la situation, dans le cadre de l’étude, amène à dire, d’une façon générale, que lorsque deux ou plusieurs peuples se trouvent mis en contact, il en résulte une confrontation de leurs cultures.

Consciemment ou inconsciemment, ces peuples adoptent, chacun une attitude hostile, conciliante ou admirative à l’égard de la culture de l’autre »

Certes, il ajoute aussitôt :

  • « Tout dépend de la façon dont le contact a été établi et du rapport de force entre ces peuples ».

Mais le mal est fait, il suggère plus fortement la généralité de la confrontation culturelle. Dès lors, une analyse non-attentive tend à accréditer la suggestion, là où une observation plus attentive et une un « diffusionnisme » tempérée, feraient apparaitre que, du fait de la généralité des grands besoins de l’espèce humaine auxquelles les cultures servent à répondre, la confrontation est loin d’être la règle. La règle serait plutôt l’emprunt des éléments les plus attractifs pour l’animal humain, quelles qu’aient été les conditions du contact culturel : guerre, commerce, diplomatie, soft-power, etc.

Mais, comme je disais plus tôt, le propos de M. Amouzou n’est pas décousu. Pour être critiquable, il s’agit d’un véritable paradigme ; un paradigme que seul pourrait vaincre un autre paradigme aux qualités formelles et explicatives supérieures.

Ce paradigme, déjà dans l’air du temps, pourrait être appelé « les formes de la transculturalité ». Inspiré des travaux du biologiste et anthropologue Gregory Bateson, il pourrait reformuler la question comme suit :

Comment passe-t-on d’une forme socio-culturelle à une autre ; que ce soit au sein même d’une socio-culture, sans contact avec une autre ou que ce soit du fait de la rencontre entre deux cultures ou plus ?

Il aborderait la question comme un biologiste aborderait celle de la spéciation ; à savoir la façon dont, en relation avec l’environnement, les espèces vivantes existantes se « trans-forment » en d’autres espèces. A ceci près que s’agissant des cultures, il ne s’agirait pas forcément de comment on passe d’une socio-culture à deux comme dans la spéciation, mais comment on peut passer de plusieurs socio-culture différentes à différentes cultures transformées ou à des cultures très proches comme c’est le cas de la fameuse « Culture occidentale ».

GREGORY BATESON

Menant une réflexion similaire sur les contacts culturels et leurs effets, Gregory Bateson a introduit les concepts de « schismogénèse » ; ce qu’on peut traduire littéralement par « naissance de schisme ». Plus scientifiquement, on parlerait de « différenciation », ou de façon plus imagée, une « bifurcation » dans la structure, le fonctionnement ou la trajectoire : il y a un état initial, ou une trajectoire initiale. Quelque chose se produit et cela génère un nouvel état ou une nouvelle direction.

Pour Bateson, cette schismogénèse peut être symétrique ou complémentaire. Elle est dite « symétrique » lorsque « le plus y entraine le plus », sur le mode de la vantardise chez les enfants par exemple :

  • « moi, mon papa, il a un vélo »,
  • « le mien aussi, il a un vélo, mais c’est un grand vélo de course »,
  • « le mien, il a aussi une moto de course »,
  • « moi, le mien, c’est une voiture de course »,
  • « le mien, il a aussi un hélicoptère personnel »,
  • « le mien, il a un avion de ligne »,

Il y a bien schismogénèse dans la mesure où l’espace des possessions imaginaires des papas des deux enfants se modifie selon une logique où « le plus chez l’un y entraine du plus chez l’autre » ; ou de la course aux armements

La schismogénèse peut être complémentaire par exemple ————.

Autrement dit, pour Bateson, quand deux cultures se rencontrent, elles ne peuvent pas ne pas changer. Elles se différencient ; de façon symétrique ou complémentaire.

Ce qui est intéressant dans le modèle de Bateson, c’est que :

  • La schismogénèse affecte les deux systèmes
  • Il s’agit explicitement d’un modèle, c’est-à-dire d’un « système formelle fortement structuré » qui nous apparait exhaustif,
  • Cette modélisation semble partir du principe ou impliquer, « qu’il ne peut en aller autrement : lorsque deux systèmes socio-culturels entrent en contact, ils changent… nécessairement ».

Pourquoi faudrait-il qu’il en soit ainsi ?

  • Parce que comme on le sait depuis Darwin, le changement, l’évolution est la constante par excellence du vivant. Il change de façon endogène par les mutations aléatoires internes au répertoire des techniques ; et la ponctuation de ces changements internes par la validation de leur intérêt dans la relation à l’environnement et l’aspiration du vivant à persister et se reproduire

  • Prémisse que la culture est un vivant : la tentation est forte de l’affirmer, et les hypothèses comme l’hypothèse Gaia, vont dans ce sens. Mais nous n’en savons rien et nous n’avons pas besoin de cette hypothèse ; tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’elle semble présenter les propriétés de ce que Bateson appelle Creatura et qui ensemble semblent répondre favorablement aux types de modèles explicatifs proposés par les sciences du vivant, de l’information et du contrôle : la cybernétique.

  • Parce que, comme tout ce qui est vivant, les cultures sont des adaptations dynamiques à un environnement.

  • Les cultures sont un « environnement », « un contexte » (de même qu’un texte ne peut être conçu sans un contexte », de même les comportements sont nécessairement contextualisés, déployés dans un environnement.

  • Parce que c’est la nature des cultures : lesquelles sont un système de techniques par lesquelles les hommes s’adaptent à leur environnement.

Mes propositions :

  • Oui, comme toutes les cultures, les cultures africaines changent : elles ne peuvent tout simplement pas ne pas changer
  • Oui, les rencontres ou contacts interculturels induisent les cultures à changer.
  • Parce que les cultures sont aussi l’environnement et un contact interculturel est un changement dans l’environnement auxquelles les deux cultures ne peuvent que s’adapter.

Paradigme de la « transculturalité ».

Comment passe-t-on d’une forme socio-culturelle à une autre ; que ce soit au sein même d’une socio-culture, sans contact avec une autre ou que ce soit du fait de la rencontre entre deux cultures ?

  • La technologie : l’ensemble des techniques et leur distribution dans un espace socioculturel
  • Technologie définie comme les une chaîne d’actions appuyée sur des outils particuliers et réalisant des fins particulières. (une chaine stabilisée d’actions outillées et finalisées)
  • Qu’est-ce-que la Politique sinon, une technologie, un ensemble de techniques permettant de s’emparer du moyens de gestions de la cité et de fabriquer une façon particulière de vivre-ensemble ?
  • Qu’est-ce qu’une langue sinon une technologie de communication ?

Maintenant, pourquoi insister sur la technologie ?

  • Pas parce que je serais un Geek. Ceux qui ici me connaissent savent qu’il n’en est rien. Mais, parce qu’il s’agit d’un concept unificateur, un concept permettant d’unifier différentes phénomènes en les faisant s’éclairer mutuellement. Je sais très bien que technique vient du grec « teknè » art, « façon de faire », « savoir-faire » ; il est davantage utilisé en rapport avec le travail humain, l’action humaine ; mais on ne perd rien à l’utiliser en rapport avec l’action de la nature ; sans oublier toutefois que si l’action humaine est finalisée par un résultat projeté, celle de la nature n’est pas finaliste, mais peut seulement être reconstituée a posteriori. Le programme génétique, la synthèse des protéines etc. peuvent parfaitement être conçus comme des techniques, « une chaine stabilisée d’actions outillées aboutissant à un résultat » (Creatura vs Pleroma)
  • Parce que d’évidence les techniques sont généralement en rapport avec la satisfaction d’un but, la réalisation d’une fonction. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut pas y avoir d’élément afonctionnel, dysfonctionnel… Il ne s’agit donc pas de tomber dans un « fonctionnalisme » béat.

Par suite la culture pourrait être définie comme « le répertoire des techniques mises en œuvre par un groupe social » (techniques culinaires, techniques d’éducation des enfants, techniques de gestion de la société, de construction des maisons, de guerre ou de règlement des conflits, d’ornement et d’utilisation du corps, les techniques oratoires, etc.)

L’intérêt d’une telle approche 

  • On peut attendre que ce répertoire ne soit pas uniformément distribué : tous les membres de la société ne maitrisent pas les différentes techniques au même degré. Par exemple dans l’Egypte antique les techniques d’écriture hiéroglyphiques n’étaient maitrisées que par une petite classe de scribes. Aujourd’hui à l’inverse, seule une infime minorité d’illettrés ne maîtrisent les techniques de l’écriture.

  • On peut se poser la question de la dynamique de ce répertoire : comment des techniques naissent, entrent dans ce répertoire (se diffusent), comment d’autres deviennent obsolètes et en sortent. Comment le font-elles ?

Par un mécanisme bien connu de la théorie de l’Evolution : la « sélection naturelle », répond Gregory Bateson. Autrement dit : pour une raison x ou y une technique apparait ou est inventée. Du fait de l’intérêt qu’elle présente, elle se diffuse dans l’espace social. Pour une autre raison, du fait par exemple qu’apparaissent des techniques, plus adaptées, plus économiques, plus faciles d’utilisation : plus intéressantes, les premières disparaissent, remplacées par les secondes. La technologie de l’éclairement par exemple.

  • Quels sont les critères de cette sélection : l’efficacité instrumentale, mais aussi la fonction d’estime, autrement dit sa fonction dans la sélection sexuelle.

 

Joseph Alloys Schumpeter : notion de « grappe technologique »

« Technics, come together in cluster » : « les techniques font système de multiples dimensions ». Par exemple, les techniques médicales : un chirurgien met en œuvre des outils, des procédures (diagnostic, pronostic, etc.), une déontologie ; autrement dit un système solidement coordonné de savoirs, de savoir-faire, de savoir-être. Un mécanicien-auto de même met en œuvre un système de savoirs, savoir-faire, savoir-être, une façon d’utiliser son corps, etc. On ne peut être mécanicien-auto sans ramper sous des voitures etc.

Donc au-delà de la grappe formée par des techniques s’impliquant mutuellement, diverses dimensions des vies humaines individuelles et collectives sont solidement imbriquées aux techniques et donc contraintes elles. On n’habite pas un immeuble de 5 étages comme on habite une villa, une case ; on ne vit pas dans un village électrifié comme on vit dans un village sans électricité ; l’espace et le temps ne sont pas les mêmes selon que tous les déplacements sont faits à pied ou selon qu’on vit à l’époque des avions, voitures ou des télécommunications. Aujourd’hui, la victoire de Marathon serait annoncée par un téléphone cellulaire.

Si on ne peut pas dire qu’une civilisation est supérieure à une autre, on peut dire qu’une technologie est supérieure à une autre.

Peter Drucker avec « l’industrialisation » des technologies de gestion, du management : de ce qu’on appelle aujourd’hui la « gouvernance » : gouvernance d’entreprise, gouvernance des États, etc. Tous processus s’inscrivant dans une dynamique de « rationalisation de la vie humaine ». Il ne s’agit pas de prétendre que la culture occidentale aurait le monopole de la rationalité ; mais de dire que pour une raison quelconque, l’Occident moderne s’applique à systématiser l’usage d’une approche rationnelle des

 

Herbert Simon : qui définit la société moderne comme une « organisation d’organisations » ; bien sûr toute société est « organisation d’organisations » ; mais qu’une société développe une science et mieux, une ingénierie de l’organisation ; systématisant la recherche d’efficacité

  • Qu’est-ce qui fait l’irrésistible attractivité de « la culture occidentale » : c’est l’industrialisation du progrès technologique

Si comme je pense, l’approche de Bateson et le paradigme de la « transculturalité » sont une meilleure alternative à celle de M. Amouzou, il reste la grande question de l’altération présumée de l’identité africaine. Je vois une double dimension à cette question :

  • Une dimension socioculturelle dans laquelle l’identité est définie comme ce que Bateson encore appelle l’éthos d’une socio-culture et P. Bourdieu comme son habitus : c’est-à-dire les principes de vision et de division du monde et le sens pratique. Si dans la veine des travaux d’anthropologie culturelle,
  • La seconde dimension, proprement psychosociologique est celle de ce que j’appellerais le « complexe d’infériorité » des ex-colonisés noirs par rapport à leurs colonisateurs et le concomitant « complexe de supériorité » des colonisateurs occidentaux, blancs, par rapport aux colonisés.

Amouzou Esse

Conclusion.

Je trouve le livre de M. Amouzou très fécond. Précisément parce que je ne partage pas ses vues et qu’à chacune de ses propositions, je pensais possible de substituer une alternative plus éclairante. Or, une théorie scientifique n’est pas féconde seulement par les supposées « vérités » qu’elle énonce. Elle l’est surtout par sa productivité : la possibilité qu’elle offre que soient produite dans son prolongement ou contre elle des propositions testables expliquant mieux les faits suivant le principe d’économie, le rasoir d’Occam.

On peut avoir la faiblesse de penser que  volontiers le paradigme de la transculturalité éclaire mieux, plus simplement et de manière plus féconde les phénomènes auxquels s’affronte M. Amouzou.

Oui les cultures africaines se sont transformées et se transforment encore dans leurs contacts avec la culture occidentale. Mais, ce n’est pas que les premières seraient affublées d’une tare. C’est simplement parce que :

  • systèmes en soi dynamiques et évolutifs, les cultures sont des adaptations dynamiques à leurs environnements. Or les cultures sont elles-mêmes des environnements. Le contact entre deux cultures constitue donc proprement une modification de leurs environnements et induit, à ce titre, une « évolution » et donc des changements dans les deux cultures.
  • Les technologies x les « objectifs », la composante la plus dynamogène des cultures et, laquelle assure l’adaptation des hommes à leur environnement,
  • Enfin, j’ai tendance à penser que si M Amouzou a manqué à percevoir le modèle susceptible de mieux expliquer ces phénomènes c’est peut-être pour deux raisons l’une conjoncturelle et l’autre structurelle.
  • La raison conjoncturelle, est que, du fait de ses préférences et valeurs personnelles, son regard et ses était orienté.
  • La raison plus structurelle est que l’éventuelle l’influence des cultures les unes sur les autres est un vrai enjeu idéologique et identitaire :
    • les cultures qui, à tort ou à raison, pensent pouvoir se prévaloir d’une influence prépondérante tendent à s’estimer supérieures tout en attribuant cette « supériorité » à la supériorité relative de « leurs » facteurs internes (races, gènes, intelligence, etc.)
    • à cette infériorité alléguée, les représentants des cultures infériorisées réagissent souvent par des stratégies défensives :
      • « d’incomparabilisation» (les cultures ne seraient comparables sous aucun rapport : relativisme culturel intégral)
      • de production d’un passé de gloire et d’harmonie (par exemple, l’« Afrique des fiers guerriers dans la savane ancestrale »
      • d’assomption, voire de renversement du stigmate :
        • non seulement nos cultures ne seraient pas inférieures, mais elles seraient même la mère de toute civilisation ;
        • «l’infériorité » apparente de nos cultures n’en serait pas une. Au contraire, nos cultures seraient le modèle et la matrice d’une meilleure humanité à venir, etc.
        • « I’m black and proud », « le nègre vous emmerde »...
      • les ressorts psychosociologiques de ces stratégies défensives sont bien expliqués par les « théories de la catégorisation sociale »

L’intérêt de mettre l’accent sur les techniques, c’est qu’elles aident à cerner l’idée que, somme toute, ce qu’une culture emprunte en général à une autre :

  • c’est  ce qui se révèle « le plus adapté » et rencontre le « objectifs » des individus et des espèces (donnés les besoins de déplacement des humains, une culture qui ne dispose pas de la roue, l’empruntera nécessairement à une voisine qui l’aurait. Et l’emprunteuse ne manquera certainement pas d’être profondément influencée par cet emprunt, sachant le pouvoir « technogène» de la roue. (caricaturalement, la « sélection par la mort » : les individus les moins adaptés à l’environnement à un temps « T », ont moins de chance de survivre, d’avoir des descendants et leur transmettre leur gènes, la divergence de la diversité
  • ce qui augmente les chances d’un individu dans la « sélection sexuelle », en permettant l’expression synthétique de la qualité de son génome relativement à d’autres génomes concurrents (l’accès aux ressources rares, la faculté de gaspiller dans une logique « qui peut le plus, peut le moins)
    • exemple de la queue du paon : appendice lourd, compliqué, d’une grande beauté, façonné de manière que le moindre défaut y est accentué. Les biologistes se sont toujours demandé de quelle utilité pouvait être une telle queue pour un animal —-
    • l’accès à la rareté qui oblige à une concurrence entre pairs, et celui qui accède à cette ressource unique convoitée par tous, passe pour valoir plus que les autres ; au moins être le premier d’entre les pairs, le « primus inter pares »

Ensemble des us et coutumes d’un groupe de personnes, en fait « des façons de faire ». Qu’est-ce donc qu’une façon de faire, sinon une « technique » ?


En savoir plus sur Le Temps

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

A propos Komi Dovlovi 1103 Articles
Journaliste chroniqueur, Komi Dovlovi collabore au journal Le Temps depuis sa création en 1999. Il s'occupe de politique et d'actualité africaine. Son travail est axé sur la recherche et l'analyse, en conjonction avec les grands  développements au Togo et sur le continent.

Laisser un commentaire