Tribune : Tristesse civique

Les militants du parti UNIR en admiration profonde de Faure Gnassingbe au Congrès du parti en février 2024 à Kara.

Radjoul Mouhamadou est écrivain et essayiste togolais résident au Canada. Il revient sur le grotesque qui caractérise les législatives et régionales 2024 au Togo, et les problèmes de fond qui font du Togo la plus vieille autocratie d’opérette d’Afrique. Lire plutôt… 

J’écris cette tribune depuis l’abcès de ma « tristesse civique » – expression que j’emprunte à Albert Camus. Je l’écris parce qu’il arrive des jours dans une vie où la provocation d’un événement vous arrache au confort des patries imaginaires que vous vous construisez dans vos têtes pour vous ramener sous la pesanteur de la fratrie concrète des luttes. Vos sermons d’indifférence de la veille se délient. Vous êtes alors assignés à comparaître devant le mauvais temps qu’il fait et à renouveler vos serments trahis. Si ce jour vient à vous, n’allez pas à sa rencontre les mains vides, sachez que vous avez été précédés dans ces contrées du chagrin par toute une fratrie d’écrivains, de résistants, de vaincus, etc.

Lorsque ce jour m’est venu le 19 avril dernier, j’ai chaussé les mots d’Albert Camus pour en découdre avec l’orage qui ne cesse depuis de gronder dans mon continent intérieur. Le refuge d’altitude des livres et la compagnie de quelques arpenteurs de désastres seuls autorisent depuis la mise à distance de l’émotion, pour confronter mon esprit aux vertiges de l’évènement. J’ai trouvé un certain réconfort dans cette idée de « tristesse civique » contre le « pouvoir médiocre » de Lomé – dont les menées attentatoires contre les droits élémentaires de son peuple me sont causes de grandes souffrances. L’étoffe de cette tristesse d’exil ne s’abime jamais dans les passions tristes. Elle n’est point cousue des fibres de l’impuissance ; elle brode, au contraire, l’étendard du « devoir de résistance » des petites gens et sert d’antidote contre le « droit au déshonneur » dont s’enivrent quelques belles âmes.

 

Secret des dieux

La République togolaise se présentait jusqu’ici comme une démocratie laquée. Sortie de l’ambiguïté à ses propres dépens, elle s’affiche désormais aux yeux du monde comme la première république parlementaire à constitution secrète. L’arbitraire, toute honte bue, n’a pas vraiment de secret dans les pays où la politique parle au sens propre comme figuré la langue ostensible de la violence brute.

Depuis l’adoption en seconde lecture, le 19 avril dernier, du nouveau texte constitutionnel, non consensuel et tenu secret jusqu’ici, par la majorité présidentielle ; l’actuelle IVe République togolaise vit ses dernières heures de sursis. Avant le dernier clou dans le cercueil de l’alternance électorale intervenu ce 4 mai, le désespoir le disputait déjà à un fort sentiment de dépossession démocratique parmi les Togolais appelés aux urnes dans la foulée. Rien, à part la volonté de conservation du pouvoir, ne justifiait le culte du secret et la célérité de la révision destinée à faire basculer le pays du régime semi-présidentiel actuel à un régime prétendument parlementaire. La présente modification du texte constitutionnel est d’autant plus une confiscation de droits acquis qu’elle raye d’un trait de plume deux décennies de luttes politiques en faveur de la limitation du nombre des mandats présidentiels à deux.

Apposé au grand soulagement des Togolais en 2019, le verrou constitutionnel – levé en 2002 par Eyadema Gnassingbé – était destiné à empêcher Faure Gnassingbé de se maintenir au-delà de 2030. Bien qu’il prévoie un mandat unique pour le « Président de la République », le nouveau texte constitutionnel déverrouille à nouveau la limitation dans le temps des mandats du « Président du Conseil des ministres » qui devient d’emblée le chef du gouvernement. Cette modification ne fait que déshabiller Pierre pour habiller Paul. En ramenant par la fenêtre le problème de l’illimitation des mandats, elle ravive un contentieux qu’on avait cru à tort vidé.

L’impression dominante chez les Togolais, au demeurant, est que l’absence de transparence apparente ce changement précipité de régime à l’imposition frauduleuse d’une marchandise constitutionnelle illégale, dictée par le président actuel aux happy few de sa majorité parlementaire, agissant en bande organisée comme une association de malfaiteurs. Et pour cause, sans quérir l’avis du peuple souverain, 87 députés du parti présidentiel, membres privilégiés de la conspiration nocturne à être dans le secret des dieux, viennent de lui ôter son droit le plus absolu d’élire ses futurs dirigeants par la voie du suffrage universel direct et de réintroduire l’illimitation dans le temps du mandat du futur « Président du Conseil ». Toutes les autres considérations d’ordre juridique mises à part, un changement de constitution – et a fortiori de république –, qui fait l’économie de l’approbation populaire par voie référendaire, peut difficilement être qualifié de légitime.

 

Jeu (électoral) de dupes

L’opposition togolaise, plus impuissante et plus divisée que jamais, ne s’est bornée pour le moment qu’à dénoncer un putsch constitutionnel à bas bruit. Cette énième vilénie politique au pays des Gnassingbé pourrait prêter à sourire, si cette entreprise savamment cautionnée de dissimulation constitutionnelle n’entraînait pas des conséquences immédiates sur les échéances électorales et sur la stabilité des institutions du pays. Dans l’hypothèse de sa promulgation imminente pour respecter le délai constitutionnel de deux semaines, cette révision manifestement frauduleuse de la constitution togolaise aura déterminé un changement décisif des règles du jeu électoral à dix jours d’un double scrutin (législatives et régionales) et devrait assigner à la prochaine législature le choix des probables prochains « Président du Conseil » et « Président de la République » au suffrage indirect. Cette accélération substitutive d’une élection par une autre, qui devrait en résulter, représente une violation caractérisée du Protocole additionnel de la Cédéao sur la démocratie et la bonne gouvernance qui interdit toute modification non consensuelle des normes électorales dans les six mois précédents une élection.

Pour les plus de quatre millions d’électeurs conviés aux urnes, la modification constitutionnelle n’a pas seulement changé l’enjeu de l’élection du 29 avril 2024, mais elle va probablement supplanter et supprimer l’échéance présidentielle prévue normalement pour se tenir en début d’année 2025. Sans coup férir, le président sortant, Faure Gnassingbé, en se garantissant d’avance un triomphe facile à son parti et à sa personne, vient habilement de préserver ses chances de diriger le pays au-delà de son mandat finissant. Les élections, dans la démocrature togolaise, étant le plus souvent des suffrages à candidature multiple mais à choix unique. En plus du récent redécoupage unilatéral des circonscriptions électorales vivement contesté par l’opposition, le mode de scrutin inadapté à un régime parlementaire avait réduit à néant les chances de l’opposition d’obtenir la majorité absolue ou la minorité de blocage qu’elle estime nécessaire pour faire échec au projet de changement de république.

 

Ni droit au désespoir…

Il n’y a parfois qu’un pas du désespoir au déshonneur. En effet, la tentation est toujours forte de s’autoriser un « droit au déshonneur » au nom du « droit au désespoir » qu’attisent les échecs, les défaites ou les débâcles. Par gros temps, selon Albert Camus, « la première chose est de ne pas désespérer ». Le désespoir est un luxe que ne peuvent s’octroyer durablement les Togolais. Être togolais, c’est partager l’intimité d’un intarissable sentiment de confiscation de terre, c’est ne point trouver d’autre terre d’élection pour ensevelir définitivement cette douleur. La profonde tristesse d’exil que creuse la spoliation politique togolaise ne trouve non plus asile dans aucune géographie localisée du corps. La superficie de l’affliction que suscite l’appartenance à cette communauté douloureuse s’étend comme un fourmillement à la totalité de l’espace corporel. Elle engourdit les sens et les énergies, sans jamais laisser le moindre répit à l’âme. Il n’y a d’autre refuge que la résistance contre le mal-être togolais, si diffus et si profond que même les frontières de l’exil ne l’arrêtent.

Avec cette nouvelle péripétie dans la longue histoire de la lutte pour une alternance démocratique, l’hydre démocratorial précipite les Togolais au bord de l’aube tiède de sa renaissance. À intervalle plus ou moins régulier, la tyrannie tente d’inventer de nouveaux procédés pour raffermir son empire à travers de la chirurgie plastique constitutionnelle ou des onctions électorales frauduleuses. Malgré ces mascarades électorales affligeantes qui célèbrent le renouvellement des vœux de l’arbitraire du droit avec le cynisme de la force, le peuple togolais ne sombre jamais définitivement dans le désespoir. Il ne manque jamais de se révolter. Même blotti dans le fond du cachot de ses servitudes ordinaires, paralysé par ses consentements inéclairés, tétanisé par ses désespoirs silencieux, il parvient toujours à bander le courage qu’il lui faut pour érupter son refus et dévisager le soleil assourdissant du pouvoir médiocre qui l’assomme.

 

… ni droit au déshonneur

Quoiqu’il arrive parfois qu’elle fasse défaillance, l’éthique spontanée de résistance populaire aux séductions corruptrices du renoncement fait cruellement défaut à la fine fleur de l’intelligentsia togolaise. Cette dernière, pour paraphraser Camus, s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de l’oppression brutale et de l’arbitraire légalisé. Il est tout de même frappant que le trio d’intellectuels organiques (Adama Kpodar, Komla Kokoroko et Kossivi Hounakey), qui défend avec le plus de pugnacité le processus frauduleux de « révision »/« modification », visant à imposer une nouvelle constitution – tenue secrète jusqu’à ce jour – dans les colonnes des journaux et sur les plateaux des médias, provienne de cette classe d’universitaires qui, sous prétexte de neutralité de l’expertise, n’hésitent jamais à instrumentaliser politiquement la science. Une tragédie comme celle que vit notre pays doit beaucoup au phénomène de la « trahison des élites » (technocratiques) dont la noblesse, si on se fie aux standards éthiques d’Albert Camus, devrait s’enraciner dans deux engagements majeurs : « le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression ». Il ne devrait pas y avoir qu’un seul choix d’allégeance à faire entre le service de l’intérêt général et le service d’un dictateur.

La neutralité du savoir et de l’expertise dont se prévaut la technocratie togolaise au service du régime des Gnassingbé n’est malheureusement que le faux-nez commode de son adhésion stipendiée à la cause de la tyrannie. Moyennant maroquins ministériels ou postes de direction, ces élites togolaises, rivalisant de simulacres et de forgeries pour s’autojustifier leur collaboration avec le pouvoir de l’arbitraire, évoquent généralement deux raisons cumulatives : la neutralité intrinsèque de l’expertise et le dévouement au service de l’intérêt général. En réalité, il n’en est rien pour l’une comme pour l’autre.

Cette technocratie sert davantage la pérennité du régime et son intérêt carriériste que l’intérêt général togolais. Le « cas Nubukpo » fournit l’exemple le plus chimiquement pur de la contradiction et de la confusion inhérentes à cette posture de fausse neutralité technocratique. Bien qu’à travers son combat contre le franc CFA, Kako Nubukpo passe à l’extérieur de son pays pour être un opposant présomptif d’une pieuvre françafricaine de plus en plus fantomatique, il conserve d’excellents rapports à l’intérieur avec la satrapie togolaise qui, après son passage mi-figue mi-raisin au ministère de la Prospective et de l’Évaluation des politiques publiques, n’a pas hésité à l’appointer à la Francophonie puis à la Commission de l’Uemoa. Il est absolument certain que le passage du technocrate Nubukpo – et même celui des anciens premiers ministres Gilbert Houngbo (2008-2012), Agbéyomé Kodjo, Edem Kodjo et j’en passe des meilleurs – au gouvernement de Faure Gnassingbé n’a apporté aucune amélioration substantielle à la qualité de vie des Togolais.

L’esprit et la matraque ont toujours été les deux béquilles du pouvoir togolais ; et l’intelligentsia finit à la longue par ouvrir les yeux sur sa servitude volontaire et se décider de ne plus courber l’échine devant la force. Avant ce regain de lucidité qui intervient opportunément sur le tard, la neutralité proclamée des meilleurs esprits concoure sciemment à la pérennité du régime togolais qui ne fait qu’empirer le sort des Togolais. La neutralité de l’expertise n’empêche nullement la corrosion du pays par le cancer politique qui le ronge depuis plus d’un demi-siècle. Le caractère cancérigène du régime actuel s’apprécie à travers son refus de tout principe de limitation – dans le temps et dans l’exercice –, en dépit de quoi toutes les belles âmes susmentionnées collaborent sans contrainte et en connaissance de cause. Pendant que les anciens ne rechignent pas à arborer fièrement leurs titres de ministres de Faure Gnassingbé (bientôt 20 ans au pouvoir), les actuels futurs anciens n’hésitent pas à cautionner l’érection du désir d’illimitation qui s’est inscrit dans l’économie libidinale des régimes putschistes civils comme militaires de la sous-région.

Dans leur conjuration des imbéciles contre la démocratie et l’état de droit, ces défenseurs sous stéroïdes de l’autoritarisme technocratique comme les autres apologues d’idéologies frelatées, alliés objectifs du nouvel impérialisme cynique et des nouveaux visages de la tyrannie en treillis (ou pas), proposent un étrange marché de dupes aux peuples d’Afrique : renoncer à la sécurité du droit pour l’orgueil insouverain de l’arbitraire d’un potentat. Un échange perdant-perdant qui, ultimement, ne profite qu’aux seules élites serviles assujetties aux pouvoirs médiocres. C’est définitivement une idiotie bien utile aux collaborationnistes que de présumer et de se prévaloir de la neutralité politique de l’expertise technocratique.

Un jour viendra où il faudra faire l’histoire honnête des fautes et situer les responsabilités de tous ceux qui ont contribué à consolider le régime des Gnassingbé pour plus d’un demi-siècle. La confiscation du pouvoir d’État par une seule famille, contrairement à un poncif qui a la peau dure, ne repose pas sur la seule force des armes. La force seule ne suffisant jamais ; elle doit s’allier l’esprit. Ce jour-là, la responsabilité décisive de ceux qui se réclament aujourd’hui de l’écrin du savoir neutre et se sucrent sous les lambris de la technocratie dévote sera enfin établie. Car depuis les premières heures du règne des Gnassingbé, du père au fils, ils ont su trouver appui sur une certaine technocratie collaborationniste qui a toujours revendiqué pour prix du service de ce qu’elle présente à tort comme l’« intérêt général » le plus absolu « droit au déshonneur ».

Pour tribut de son déshonneur, l’actuel aréopage de « technocrates d’État » à la solde de Faure Gnassingbé et de son projet de pouvoir à vie, exige du peuple togolais qu’il consente à la liquidation de sa constitution, de sa république et de son rêve d’alternance démocratique, au nom d’une inscience juridique prétendument neutre et certainement intéressée. Le peuple, en dernier ressort, puisse que c’est sur lui que s’exerce ce pouvoir bête et médiocre, « connait celui qui l’opprime » – écrivait Machiavel. En clair, il détient exclusivement le savoir de son oppression. Et il est maître de l’horloge de sa révolte.

Radjoul Mouhamadou – Écrivain et essayiste

A propos Komi Dovlovi 1067 Articles
Journaliste chroniqueur, Komi Dovlovi collabore au journal Le Temps depuis sa création en 1999. Il s'occupe de politique et d'actualité africaine. Son travail est axé sur la recherche et l'analyse, en conjonction avec les grands  développements au Togo et sur le continent.

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