“Statut et fonction de la littérature en Afrique“, c’est ainsi que se décline le thème de la conférence de Théo Ananissoh dans le cadre de la 3ème édition de la Foire internationale du livre de Lomé (FI2L) le 7 novembre dernier.
Ce grand moment de littérature, réalisé dans le cadre de la journée internationale de l’écrivain, s’est déroulé de 10H30 à 12H et retransmis sur Facebook live, à la Salle polyvalente du Palais des Congrès de Lomé. Théo Ananissoh a fait l’honneur au Temps de publier l’entièreté de sa conférence. Un immense plaisir pour notre site que d’éditer cette réflexion courageuse sur le statut et la fonction de la littérature africaine et partant de l’écrivain. Le texte se subdivise en trois parties, Théo Ananissoh y évoque, à travers son projet romanesque, de façon subliminale, parfois explicite, son expérience d’écrivain togolais édité en France mais résident en Allemagne, les contingences liées à l’extraversion de la production littéraire africaine, le destin de la littérature africaine et sa situation piégeuse. Le conférencier est auteur de 6 romans dont Delikatessen, Un reptile par habitant, tous chez Gallimard, à l’exception de son roman culte Le Soleil sans se brûler (Elyzad 2015).
La littérature est d’essence politique, pas la politique politicienne, mais celle qui fonde à travers la carte et le territoire la destinée des êtres humains. La réflexion ne manque pas de sel et titille à juste titre vers la fin de l’exposé la grande question qui fâche tout écrivain francophone d’Afrique : pourquoi n’écrivez-vous pas dans votre langue maternelle ?
Pour faciliter la lecture, nous avons adopté une publication en trois parties. Vous noterez également que, pour le nom de certaines villes, Pagouda et Cinkassé par exemple, l’auteur a adopté des graphies différentes de l’orthographe francisée. Kpagouda au lieu de Pagouda est d’ailleurs plus proche de “Kpakouda” la prononciation en kabyè. Nous avons préféré les laisser intactes. Germanophone et ayant donc accès aux premiers récits, dans la langue d’origine, sur la portion d’Afrique qu’est le Togo, l’auteur a certainement préféré la graphie de l’explorateur allemand. Ceci donne un peu de piment au texte. Bonne lecture. Le Temps
“Statut et fonction de la littérature en Afrique”, par Théo Ananissoh (Partie I)
Mesdames, Messieurs, chers consoeurs et confrères auteurs, je vous remercie de votre présence.
Merci, M. Steve Bodjona, de l’invitation que vous me faites de prendre la parole à l’occasion de cette journée internationale de l’écrivain africain.
Je suis particulièrement heureux pour deux raisons :
La première, c’est que le sujet que vous me proposez de traiter est beau et pertinent ; il est une très juste préoccupation de l’esprit.
La seconde raison, c’est qu’il m’offre, ce sujet, l’occasion – qui ne va pas de soi pour un écrivain africain – de parler… universellement. Je veux dire : parler aux siens, chez soi ; à la maison.
Voyez-vous, si, hors d’Afrique, quelqu’un m’invitait à traiter de ce même sujet, la situation psychologique et concrète serait en fait la suivante : « Chez vous, c’est comment le statut et la fonction de la littérature ? » Mon interlocuteur, mes auditeurs seraient à l’extérieur du champ socio-culturel de ma naissance et m’écouteraient pour ainsi dire depuis chez eux – certes avec empathie, curiosité, bonne volonté ou scepticisme, doute, préjugé, peu importe. Vous ne parlez universellement des sujets de votre maison que dans ladite maison et avec ceux qui y sont impliqués comme vous en termes de destin. Nulle part ailleurs. Vérité essentielle. C’est dans la mesure où vous êtes dans cette cohérence de situation objective que vous visez l’universel, que vous êtes véritablement, humainement recevable et, je dirais, essentiellement compréhensible par tous les humains. Vous n’êtes pas alors un étranger qui parle aux autres d’un sujet d’ailleurs, d’une réalité qui est plus ou moins éloignée d’eux, mais bien un homme ou une femme qui pense et parle de l’infinie condition humaine. Parce que, dans une telle situation, vous recherchez forcément des réponses à des questionnements humains. Point.
Être contraint de s’adresser avant tout à d’autres qu’aux siens, pour un écrivain, est – je pèse mes mots – une fraude permanente au regard de l’esprit.
C’est donc tout simplement une situation idéale qui est offerte aujourd’hui à l’écrivain que je suis. En ce sens, sa valeur intrinsèque est supérieure à celle de toutes les occasions de parole que j’ai eues jusqu’à ce jour hors d’Afrique. Oh oui ! Je publie des livres et je ne m’exprime presque uniquement qu’en Europe jusqu’à présent ; mais c’est par nécessité, vous le savez bien. Être contraint de s’adresser avant tout à d’autres qu’aux siens, pour un écrivain, est – je pèse mes mots – une situation fausse. En vérité, c’est une fraude permanente au regard de l’esprit. Contrairement aux apparences, cet état de chose abaisse plus qu’il n’élève l’écrivain africain. Objectivement, c’est une situation d’infériorité. C’est ce qui fait que les auteurs africains, malgré eux souvent, sont les gens les moins nationaux et les moins patriotes qui soient. Je pense sincèrement que vous devez accepter l’idée très pénible de ne pas compter sur eux. Autre conséquence très désastreuse de cette situation qui passe inaperçue : elle empêche les pays d’origine des écrivains africains de développer de la confiance en soi pour porter leurs propres jugements, puisque autrui interfère en permanence dans la validation de leurs élites littéraires et intellectuelles. C’est efficacement inextricable parce que structurel.
C’est au cœur de l’Afrique où je suis né et où j’ai grandi en partie que m’est venue très tôt l’idée a priori simple d’être écrivain – a priori simple puisqu’elle a pu germer dans la tête d’un enfant de onze ans. Innocence. Être un jour écrivain a été à partir de cet âge une obsession chez moi. Mon existence jusqu’à ce jour où j’ai cinquante-sept ans a été déterminée par cette envie, cet objectif d’être un écrivain. Tout ça pour vous dire – vous l’avez déjà compris – que je vous parlerai en écrivain et pas en intellectuel pour ainsi dire à distance de son sujet. Je dirai donc : je. N’y voyez pas, s’il vous plaît, de la complaisance envers moi-même. C’est que cela me semble être le meilleur biais pour vous faire partager mes réflexions au sujet du statut et de la fonction de la littérature en Afrique. En disant « je », je tiens juste à être le moins abstrait possible, à être concret, et compris en particulier des plus jeunes d’entre nous dans cette salle – parce que j’observe une heureuse vitalité littéraire chez eux, et que j’aimerais beaucoup leur être utile dans le cadre de ce propos. (Suite…)
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