Quel intérêt Sylvanus Olympio, père de l’indépendance et père de la nation togolaise portait-il à la limitation des mandats ? Pourquoi en 1992 Eyadema avait-il accepté une constitution qui limitait le nombre de mandats alors qu’il se préparait à un règne à vie ? François Mitterrand avait-il favorisé cette présidence à vie ? Enfin Faure Gnassingbé a-t-il fait voter la limitation non-rétroactive des mandats juste pour devenir fréquentable ?
Voici des questions – parmi tant d’autres – que l’on peut légitimement se poser, tant la limitation des mandats dans l’avenir de la démocratie togolaise occupe une place très importante dans le débat politique national.
“Les politiques de limitation des mandats
présidentiels” (672 pages, version
anglaise) * est un ouvrage collectif à paraître le 20 août 2019 sous la
direction de Alexander Baturo et Robert Elgie. L’ouvrage fait un inventaire des
politiques et des pratiques concernant la limitation des mandats présidentiels
à travers le monde.
Au chapitre 11 de l’ouvrage, John R. Heilbrunn,
fin connaisseur de l’histoire politique du Togo et du Bénin s’intéresse au cas
du Togo depuis son indépendance. Dans ce chapitre « la limitation des
mandats présidentiels au Togo : une redevabilité électorale ajournée » **
(la traduction est mienne), Heilbrunn lève un coin de voile sur les 3 premières
questions de ce post.
« la constitution mise en place par Olympio visait une présidence à vie »
Concernant la limitation des mandats sous la première république, Heilbrunn note que la constitution mise en place par Olympio visait une présidence à vie de ce dernier. L’article 33 de la constitution de 1961 prévoyait un mandat de 7 ans et autorisait Olympio à se représenter autant de fois qu’il voulait. De plus, Olympio pouvait sans la moindre explication poser son veto à toute loi adoptée par l’assemblée nationale et dissoudre cette assemblée à tout moment. « Olympio n’avait cure de la limitation de mandats. Après tout il avait remporté les élections avec une marge très large et il disposait d’un droit indiscutable de diriger le Togo. Son imposition d’un régime autoritaire indiquait qu’il se préparait à une présidence à vie », soutient Heilbrunn.
Pour ce qui est d’Eyadéma, Heilbrunn note que ce dernier – et l’armée togolaise – étaient contre la limitation de son règne. Pour Eyadéma et son clan (ses enfants, son parti le RPT, ses officiers) tout était négociable, sauf son départ du pouvoir. Au même moment, ses opposants, avec le soutien ou la bénédiction des bailleurs de fonds, pensaient pouvoir préparer son départ en intégrant une clause sur cette limitation de mandats dans la constitution de 1992 (le fameux article 59 qui est devenu le cri de ralliement des manifestations dans la foulée du 19 août). Heilbrunn note que « Ni Eyadéma, ni les FAT (Forces Armées Togolaises) n’ont reconnu la légitimité de la Constitution de 1992. Pourtant ils ne se sont pas opposés à son adoption […] » Une explication possible de cette contradiction serait que François Mitterrand avait exercé de fortes pressions sur Eyadéma, surtout par le biais de son ambassadeur Bruno Delaye, témoin de la paisible transition démocratique au Bénin voisin. L’autre explication, plus crédible, était que Eyadéma voulait plaire à la communauté des donateurs, tout en se préparant pour une heure propice à la modification constitutionnelle. Ce qu’il fit en 2002 n’était en fait que la réalisation d’un plan ficelé depuis 1991. Et si Eyadéma avait eu le loisir de penser sur le long terme, c’est parce que Mitterrand avait laissé la porte grande ouverte à cette éventualité. Quand et comment ?
Selon Heilbrunn, le coup de grâce à la démocratie naissante au Togo, la reprise en main des choses par Eyadéma et la possibilité de son règne à vie sont venus des propos tenus publiquement par Mitterrand lui-même. Alors qu’à l’automne 1991 Eyadéma s’était retrouvé asphyxié par la rue, dépouillé de nombreuses prérogatives par la conférence nationale souveraine et que tout semblait indiquer le crépuscule de son règne sur le Togo, François Mitterrand qui craignait que la démocratisation en Afrique ne lui fasse perdre le contrôle de ses ex-colonies tint des propos que l’on pourrait qualifier de « l’anti-discours de la Baule ». En novembre 1991, Mitterrand déclara que la France reconnaissait à chaque pays le droit à se démocratiser « en toute indépendance et selon les modalités et le rythme qui lui conviennent ».
Heilbrunn note que « pour Eyadéma, les propos de
Mitterrand étaient sans ambiguïté : la France renonçait à ses demandes de
changement démocratique dans ses ex-colonies […] Pour les officiers
supérieurs des FAT, l’heure était venue de mettre fin au gouvernement de
transition. Les membres de ce gouvernement et le HCR (parlement de transition)
n’étaient nullement préparés à la sauvagerie des actes militaires que les FAT
allaient lancer contre eux, et ne disposaient d’aucun moyen de résistance
contre ces actes. » L’attaque contre la primature le 3 décembre 1991 suite
à une campagne médiatique dans laquelle les FAT juraient de réduire la ville de
Lomé en cendres, les assassinats d’opposants ne sont que les conséquences logiques
des propos de Mitterrand.
Cette brève historique est pertinente
aujourd’hui car le décor est le même ou presque : le fils d’Eyadema est sur le
trône jadis occupé par son père ; ni l’armée qui l’a placé sur le trône, ni le
parti familial et le clan qui le soutiennent ne sont ouverts à une quelconque
fin de règne. Face à la colère de la rue togolaise, Macron, l’héritier
politique de Mitterrand, affirme avoir exercé des pressions (il avait déclaré
ne l’avoir jamais reçu en bilatéral) pour que l’héritier politique et
biologique d’Eyadema limite les mandats présidentiels. Cela étant enfin fait,
sa visite officielle en France devient donc une éventualité.
« le président français ne demandera pas à son homologue togolais de renoncer à briguer un autre mandat ».
Faure Gnassingbé a limité les mandats pour devenir fréquentable, pas pour quitter le pouvoir un jour. Ceux qui croient ou disent qu’il suffit de le « laisser finir ses deux mandats après 2020 et on sera débarrassé de lui » se trompent lourdement : une fois qu’il aura appliqué la formule de son père (Achat-Assassinat-Exil) à ses opposants, il « dé-limitera » les mandats. La limitation des mandats présidentiels ne mettra pas fin au règne de Faure, de son parti ou de sa famille biologique.
Concernant la visite de Faure en France, que les Togolais se le tiennent pour dit : ni en privé, ni en public et quel que soit le nombre de manifestants ce jour-là, le président français ne demandera pas à son homologue togolais de renoncer à briguer un autre mandat. Au plus, il lui demandera d’organiser des élections auxquelles « les oppositions » (oui le Togo en a plusieurs) peuvent participer en toute transparence, comme il l’avait déjà dit à Accra en 2018.
Et comme l’a si bien dit l’hôte de Macron, le ghanéen Akuffo-Addoh, le départ de Faure Gnassingbé du pouvoir « est l’affaire des Togolais » ; c’est dans leur ingéniosité que se trouve la solution.
A. Ben Yaya (membre de la diaspora togolaise)
New York, 17 août 2019
Références :
* A. Baturo & R. Elgie: The politics of presidential terms limits, Oxford University Press, 2019
** J. R. Heilbrunn : Presidential Terms Limits in Togo: Electoral Accountability Postponed
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