Le 19 juillet dernier, le dramaturge Rodrigue Norman présente sur la scène de l’Institut Français du Togo Ekatutu1, une pièce philosophico-politique, portant sur les thèmes de la chute, de la responsabilité et de l’engagement, dans laquelle il utilise un événement du passé du Togo pour interroger le présent. Une semaine après cette première représentation, retour sur ce spectacle dont on devrait prendre date au Togo.
La scène : deux blocs de bois massif servant de siège, des feuilles éparpillées au sol, une natte surplombée d’une moustiquaire. Une journaliste accompagnée d’un caméraman est sur les traces de Kerim Bosso, un ancien gendarme banni des forces armées pour avoir attenté à la vie du président. La visite se déroule dans le cadre de la production de «Que sont-ils devenus ?», une émission apparemment destinée à mettre en scène d’autres trajectoires de vie que celle du président, histoire de montrer l’existence d’un semblant de démocratie dans le pays. La scène se passe en 2006, soit 39 ans après l’attentat de Kerim Bosso, qui avait pourtant tiré à bout portant sur le président et l’a incroyablement raté un 24 avril 1967.
La journaliste Marianne est en réalité l’ex-épouse de Kerim Bosso ravie par le président et délaissée. Son interview ? Un prétexte pour persuader son ex-mari de prendre sa revanche sur le président tandis que Kerim Bosso lui-même fomente l’assassinat du président grâce à la main vengeresse d’un alter ego, Kerim Bosso 2. La pièce est bâtie autour de ce quiproquo où les trois principaux protagonistes poursuivant le même objectif, mettre fin au règne du président, vont diverger sur les motivations et les moyens de le réaliser.
Acteurs ou actants
Déclinée en 9 actes inégaux, dont certains en vidéo, la pièce est jouée par de quasi néo-comédiens, dont Apedo-Amah Togoata (Kerim Bosso 1), Markus Soussoukpo (Kerim Boko 2), et Clémentine Alavo (Marianne). La performance de cette dernière prouve qu’elle a encore de beaux restes. Actrice formée par Agbota Zinsou à l’époque de la Troupe nationale, Clémentine Alavo constitue la preuve que les acquis culturels personnels se perdent difficilement. Par contre, la prestation d’Apedo-Amah Togoata qui incarne Kerim Boko laisse quelque peu perplexe. Difficile de faire la distinction entre le rebelle un tantinet anar qu’est Apedo-Amah dans la vraie vie (les mains à la hanche, son tic le plus répétitif dans la vie normale) et le personnage du gendarme Kerim Bosso qu’il incarne. Le jeu d’Apedo-Amah brouille quelque peu les pistes. Est-il acteur ou actant ? Le personnage de Kerim Bosso qu’il incarne, par ses actes 1967 et 2006, est-il aussi anarchiste ? Apedo-Amah Togoata, enseignant et critique de théâtre à la retraite fait ses premières expériences sur les planches. Lui aurait-il fallu une direction d’acteur ?
Une objection que balaie Rodrigue Norman, assumant parfaitement son casting. «Il y a aussi un théâtre qui veut que les acteurs soient le plus proche d’eux-mêmes : c’est le théâtre des hommes simples, sans prétention, des hommes dont le souci est d’être la courroie de transmission d’une pensée ou d’un cri. Eux n’ont pas besoin de techniques, mais de l’essentiel : le courage et l’humanité qui est en eux », explique le metteur en scène qui situe son spectacle didacticien dans le sillage de Brecht et d’Augusto Boal, le maître brésilien du théâtre de l’opprimé. Dans le Brésil en proie au désespoir social, au racisme et à la dictature, Augusto Boal expérimente un théâtre populaire de rue et contestataire dans lequel il développe le personnage du spect-acteur. Ekatutu1, délivrance en ewé-mina, se situe dans cette logique d’un théâtre où le spectateur prend conscience des enjeux de la représentation théâtrale dont le but inavoué est de l’amener à agir.
Expérimentation d’un théâtre contestataire ou thérapeutique
De but en blanc, il est sans contexte que dans Ekatutu 1, Rodrigue Norman fait un clin d’œil à l’histoire, à un événement qui aurait pu changer le cours de l’histoire s’il avait connu de la réussite. Il s’agit en l’occurrence de l’attentat du 24 avril 1967 du soldat Boko Bosso contre Eyadema, qui venait de prendre officiellement les rênes du pays.
On n’a jamais su les tenants et les aboutissants de ce premier attentat contre celui qui allait entrainer le pays dans une longueet sanglante dictature militaire de 38 ans et filer la même gouvernance mortifère à son fils. Car les thèses sur cet attentat, délirantes les unes plus que les autres, exhalent la falsification, surtout la version officielle qui voudrait faire de Boko Bosso un agent de l’impérialisme et de la balle qui devait tuer Eyadema, arrêtée par le porte-document qu’il portait. Pour d’autres, le tireur aurait été plutôt manipulé par des nationalistes alors qu’une troisième version fait place à un acte isolé pour se venger des tortures infligées en prison à son oncle, le sergent Emmanuel Bodjollé. Une confusion savamment entretenue, une polémique stérile qui est, du reste, le cadet des soucis du dramaturge qui fait plutôt de la jalousie, le mobile de l’attentat.
Car l’intention de Rodrigue Norman n’est manifestement pas de revisiter l’histoire mais de prendre prétexte du fait historique pour enseigner le public, l’instruire sur certains aspects de la société de l’époque. Ce qui intéresse le dramaturge, ce sont les motivations qui déterminent nos actions dans une société en plein effondrement, notre responsabilité devant l’histoire. Pour lui, l’intérêt c’est d’amener le spectateur à démasquer ses propres travers, et à faire un jugement sans complaisance sur soi, sur ses engagements. Un questionnement dont le but inavoué devait aboutir à une forme de thérapie du public.
Pièce écrite au moment de la démission de François Akila-Esso Boko en 2005
Ekatutu 1 a été écrite en 2005, à la suite de la démission de l’ancien ministre de l’intérieur François Akila-Esso Boko en prévention, selon lui, d’un massacre à grande échelle de la population que s’apprêtaient à commettre des éléments extrémistes du régime militaro-monarchique de Gnassingbe et fils. Cette démission d’un tel responsable politique d’un tel poste élevé et névralgique, ce retrait en rase campagne alors qu’une grave menace planait sur le destin collectif, cette fuite d’un ministre de haut comme pour sauver sa propre vie, a frappé le jeune dramaturge qu’est Rodrigue Norman (25 ans en 2005) sur notre sens de la responsabilité, notre sens du devoir tout simplement. Etrangément, Akila-Esso Boko est un quasi homonyme de Boko Bosso, le fameux officier félon qui a manqué d’efficacité lors de son attentat contre Eyadema. Alors Boko Bosso et Akila-Esso Boko, même trajectoire parallèle ? Ekatutu 1 est donc une réflexion sur les actes manqués, et aussi un écho à l’actualité politique togolaise, aux incohérences des engagements des leaders politiques en lutte contre la dictature mais aussi à la démission des élites face à la déconfiture sociale.
Il n’y a quasiment plus de théâtre au Togo
Aussi, le spectacle d’Ekatutu 1 intervient-il dans un contexte culturel et théâtral de plus en plus inquiétant où les acquis des années 1990 et 2000 se perdent et font place à un désert. On ne fait quasiment plus de théâtre au Togo et les dramaturges, passons sous silence le cas des comédiens, pour des raisons de survie, osent de moins en moins faire du théâtre un art avant tout politique. C’est-à-dire un art qui porte le regard sur ce qui nous préoccupe et dit ce qui nous préoccupe. Et le danger qui guette l’espace culturel, c’est l’abolition de toute forme critique par la récupération de l’art et des artistes par un pouvoir politique délétère qui aura réussi à les clochardiser.
Ekatutu 1 est une suite logique du théâtre de Rodrigue Norman, une illustration de l’engagement du jeune homme depuis plus d’une décennie en faveur d’un renouveau théâtral au Togo. C’est aussi la démonstration de l’amour de l’artiste pour son art. Enfin, on le voit avec Ekatutu 1, le théâtre, carrefour des arts de la scène, est de loin le genre majeur du changement social.
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