Pourquoi le clergé catholique est-il incapable de porter la soif du changement démocratique au Togo ?

En 2016, les Evêques du Togo publiaient une lettre pastorale  dans laquelle ils dénonçaient la situation politique et économique du pays et le refus par le pouvoir des réformes indispensables à l’alternance démocratique et pacifique. Cette lettre titrée “Soyons responsables dans la justice et la vérité” invitait les Togolais à l’engagement politique afin d’opérer un changement politique dans l’intérêt de la nation. Huit ans plus tard, force est de constater que l’Eglise a baissé les bras, et renoncé à ses propres engagements. Comment comprendre cela ? 

 

Le 4 août dernier, Mgr Nicodème Barrigah-Bénissan décède des suites d’une longue maladie. Le choc, l’émotion même causés par cette mort de ce chef de l’Eglise catholique apostolique et romaine du Togo se déclinent en une pluie d’hommages pour ses  qualités de bon pasteur, de figure intellectuelle et surtout d’homme pondéré voire de sage.

Cependant, malgré ces hommages, somme toute peut-être convenus dans un pays où médire d’un mort est très peu perçu avec tendresse, moralement peu acceptable, il y a tout de même quelques voix discordantes, dans la presse et les réseaux sociaux, pour égratigner son bilan depuis son arrivée à la tête de l’archevêché de Lomé en fin 2019.

On lui reproche surtout  de n’avoir pas soutenu l’un de ces prédécesseurs, Mgr Philippe Fanoko Kpodzro, également décédé le 9 janvier dernier, entré en conflit ouvert avec le pouvoir politique qui régente le destin des Togolais depuis 1967. Devant la sclérose d’une opposition émasculée par trois décennies de lutte, évêque émérite, Mgr Kpodzro avait alors pris sur lui de régler la question de l’alternance et du changement politique en soutenant et battant campagne pour un candidat de l’opposition dans le cadre de la présidentielle de février 2020.

Cette première dans l’histoire du pays de voir un religieux mener une guérilla politique contre le pouvoir en place, bénir au vu et au su de tout le monde, avec un  symbole religieux un opposant au  régime, a créé la sensation dans le pays et suscité des espoirs quant à l’implication de l’église dans la lutte pour la démocratie.   C’est dire la perception de l’église catholique du Togo par l’opinion comme un acteur en puissance voire potentiel, suscitant des attentes chez les fidèles en vue d’un changement politique.

Pour rappel, malgré une forte concurrence des églises pentecôtistes, l’église catholique reste un acteur majeur du contrôle social, après les forces armées togolaises. Pour des raisons historiques, notamment grâce à l’enseignement,  la formation et à d’autres structures d’intervention, elle exerce une influence non négligeable sur une partie importante de l’élite et des masses.

Le Togo ne fait d’ailleurs pas figure d’exception pour le rôle de l’église dans le changement social. «Dans tous les pays d’Afrique où il y a des changements pacifiques, l’implication de l’église a été déterminante », dit un universitaire togolais.

Comme au Bénin avec Mgr Isidore de Souza, en RDC avec Mgr Laurent Monsengwo Pasinya, au Togo, l’Eglise catholique a été sollicitée pour présider la Conférence nationale souveraine en 1991 et le Haut Conseil de la  République (HCR), le parlement  de la Transition. Il en fut de même en 2009 pour la question de la justice transitionnelle, Mgr Nicodème Barrigah-Bénissan fut désigné pour présider, non avec facilité, pendant près de trois ans aux travaux de la CVJR.

A noter aussi, au-delà de ces interventions à la tête d’institutions créées dans l’urgence pour apaiser des crises, certaines églises chrétiennes à l’instar de l’église anglicane en Afrique du Sud qui a joué un rôle non négligeable dans la lutte contre l’apartheid, interviennent pour jouer un rôle décisif  pour le changement politique.

Néanmoins, a contrario de ses homologues ci-dessus citées, l’église catholique du Togo reste pour le moins atone, apathique  voire  fait preuve par moments d’une étonnante passivité dans un pays où sévit pourtant une crise sociopolitique qui impacte gravement la vie communautaire, dans un pays  qui a frôlé la guerre civile au moins à deux reprises.

Plus d’une fois, au plus fort des crises, l’église est attendue pour faire un geste ; plus d’une fois, l’église est restée dans sa position d’observatrice entre deux camps, le peuple togolais d’une part et le pouvoir militaro-civil de l’autre. Une attitude  pourtant aux antipodes des déclarations de l’Eglise catholique du Togo en 2016.

La lettre pastorale de la Conférence des évêques de 2016

A la veille du 56ème anniversaire de l’indépendance du Togo, la Conférence des évêques publie «Soyons responsables dans la justice et la vérité»,  une lettre pastorale  portant sur la situation politique.  La lettre  présente l’état de délitement social et économique du pays, dénonce le verrouillage du système politique au profit d’une minorité, et appelle à des réformes et à l’application des recommandations de la CVJR. En faisant un bond dans le passé, et dénonçant  les compromissions de l’église et des citoyens pendant la période du parti unique, l’idolâtrie du pouvoir, le culte  de la personnalité, l’Eglise demandait un aggiornamento pour une renaissance du pays.

Mieux : la lettre est un manuel d’engagement politique du citoyen, une rare invite à pousser le citoyen et tous les acteurs à prendre conscience de la nécessité d’un changement politique majeur et radical au Togo. La lettre «vise à [nous] rappeler chacun à cette responsabilité politique sans laquelle toute vie commune est vouée à des égarements et à des errements sans répit».

Pour les évêques signataires, dont deux seulement ont disparu depuis 2016, la politique est d’abord l’affaire du citoyen et de tous les citoyens sans exception, y compris les religieux, qui sont aussi des êtres politiques. Ils réfutent les accusations d’immixtion dans la politique portées le plus souvent par membres du régime,  et réitère leurs droits et devoirs de s’intéresser à la chose politique.

Les évêques démythifient les gouvernants qui doivent être au service du peuple ; ce dernier a le devoir de les changer si leur gouvernance est néfaste à la nation.

«Les gouvernants ne sont qu’un instrument au service de la politique ; leur tâche est de nous maintenir dans les limites de ce territoire dans la tranquillité et la sécurité, dans la paix et la cohésion », écrivent les évêques.   Et l’alternance politique est considérée comme relevant de l’ordre naturel. «Ainsi le principe de l’alternance politique, avant d’être une valeur démocratique, est surtout une exigence de droit naturel», soulignent les auteurs.

L’Eglise au Togo a une obligation de responsabilité politique et  de vérité, de formation des consciences, d’appel à l’action, «l’action éclairée par la foi».

Comment comprendre alors qu’après cette lettre pastorale où les évêques un trait d’union entre la théologie et la politique, où tout le corps chrétien est invité à l’engagement politique,    l’Eglise se dérobe à sa responsabilité politique  et à son devoir de vérité ? Pourquoi l’église a-t-elle du mal à assumer son rôle d’acteur majeur du contrôle social au Togo  et adoptent des attitudes contradictoires voire défavorables à l’engagement politique  du citoyen ?  Ces hommes d’Église laissent penser que  la seule croyance, une foi dogmatique, incompatible avec une liberté de penser, peut libérer les fidèles des souffrances qu’occasionne la  mauvaise gouvernance politique du pays.

Par exemple, l’église permet ainsi l’éclosion de prêtres charismatiques qui rassemblent des fidèles avec lesquels ils prient pendant des heures interminables alors que les évêques mettent l’accent sur le travail pour sortir de la pauvreté ?

Il en est ainsi des prêtres dits charismatiques comme  Jean-Baptiste Alade, curé de la paroisse d’adidogomé et Vivien Dakloumegan, curé  de la paroisse Jésus miséricordieux d’Amadahome, qui consacrent des journées et des nuits à faire des prières, occultant ainsi les recommandations de l’Eglise quant à l’impératif du travail pour subvenir aux besoins de la famille et participer à la construction de pays.

Comment comprendre la léthargie de l’église catholique ?

En avril 2024, alors que la controverse autour du changement constitutionnel battait son plein  et que  les initiatives pour faire barrage à  cette instauration monarchique balbutiait  Letempstg.com s’est renseigné auprès des ecclésiastiques pour savoir si L’Eglise catholique pourrait prendre la relève ou appuyer  les initiatives citoyennes. «Je ne pense pas que l’église puisse aider en cette période, au regard de l’état de santé de ses dirigeants. En plus, l’église s’est considérablement affaiblie ces dernières années : l’archevêque s’est grillé les ailes avec la CVJR- son excellent travail a été mis en pièce par le pouvoir-, et le reste manque de courage moral pour faire de la transformation sociale comme nous le recommande l’évangile », dit un prêtre.

« Nous n’avons pas la poigne. En RDC, il y a des cardinaux déterminés, ici,  il y a un manque de courage», ajoute un autre prêtre.  Et il conclut  avec une lassitude : «et puis nous avons devant nous une dictature féroce et vieille de 60 ans qui ne laisse rien  passer».

Pour un universitaire dont nous préférons taire le nom, il ne s’agit pas que de défaut de courage, sinon il pourrait aussi s’agir de lâcheté. Pour lui, la corruption de l’église et sa compromission avec le pouvoir en place serait à l’origine de son manque d’implication dans les affaires temporelles.  « C’est la corruption, surtout celle du clergé de Lomé», qui est à l’origine de la situation.

Il faut remonter dans « l’histoire pour comprendre ce qui peut être conçu comme étant une posture d’ambiguïté la voie des citoyens », souligne l’enseignant. Au sud du Togo, les populations de Bè ont été parmi les dernières à être christianisées. Les premiers catholiques venant d’Aného, de Vogan, Kpalimé et des autres contrées de ce qu’on appelle le sud-Togo avant l’extension de la religion catholique au reste du pays. Ainsi les premiers prêtres viennent de ces contrées qui n’avaient pas réellement d’attache avec Lomé, qui a donné tardivement des prêtres – le premier prêtre bè est par exemple le prêtre Dovi Ndanu qui vient de décéder. Et très tôt à l’indépendance puis à l’avènement des militaires au pouvoir, il y cette opposition entre le clergé de Lomé proche du pouvoir et le clergé de l’intérieur, surtout celle du diocèse d’Atakpamé, anti-régime. «Les premières contradictions sont apparues entre ceux qui viennent de l’extérieur de Lomé et ceux qui sont plus ou moins les premiers à être dans le clergé», dit-il. L’Eglise du Togo  s’est construite entre  sur ce type d’antagonisme : «la manière dont le sacerdoce est vécu par les gens de Lomé collé à l’évêché de Lomé et les gens d’Atakpamé collé à l’évêché d’Atakpamé ». Les premières formes de contestation du système politique au Togo après les indépendances ont été le fait de l’évêché d’Atakpamé, notamment avec Mgr Atakpa », souligne cet universitaire. Mgr Atakpa est le premier à porter la contestation et l’évéché d’Atakpamé ne déroge pas à cette tradition d’opposition au pouvoir militaire en place. A contrario,   l’évêché de Lomé qui monte en grade autour du parti unique  connait  ses premières formes de dérive, l’affairisme, les accointances avec le parti unique, et des prêtres prennent des distance vis-à-vis à leurs sacerdoces en s’inscrivant dans le matériel».

Cette compromission qui date des années Mgr Casimir Dosseh-Anyron n’a pas cessé, elle s’est d’ailleurs aggravée à telle enseigne que l’église aujourd’hui  est le reflet de la société qu’elle était censée guérir, souffrant des mêmes maux de la corruption des élites.

En dépit de l’arrivée à Lomé comme archevêques métropolitains des évêques venant du diocèse d’Atakpamé, le clergé de Lomé a gardé ses habitudes d’antan.

La course au patrimoine

Certains prêtres ont des biens immobiliers qu’ils louent à l’église, quand ils ne font pas des affaires avec les biens de l’Eglise, comme on peut le constater avec une paroisse de renommée de la capitale.

Par exemple, à Amoutiévé, des espaces sont loués à des commerciaux alors qu’à l’intérieur de la même propriété, du même patrimoine, il y a des infrastructures salles qui ont servi d’école et autres qui tombent en décrépitude. Et pourtant, le niveau de perception des dîmes est très élevé dans ces paroisses.

Certaines paroisses sont riches parce qu’elles sont fréquentées par des pontes, et ces prêtres ne portent jamais une voix dissonante face au pouvoir en place.

«Certains prêtres vont célébrer des messes à l’intérieur des familles parce que ces familles ne veulent pas venir à l’église. Certains prêtres ont des intérêts liés avec le système et donc les rares prêtres qui adoptent une liberté de ton sont présentés comme des brebis galeuses », ajoute cet autre enseignant proche de l’église. Ainsi quand le pouvoir protestait contre la guérilla politique de Mgr Kpodzro, des prêtres l’ont présenté comme un fou.

Le sacerdoce a disparu. Il y a des batailles voire des guerres qui se livrent autour des nominations, des affectations  dans des paroisses juteuses, ou pour des missions pour officier en tant que prêtre à l’étranger. Aussi, «certains prêtres préfèrent ne pas s’exposer en tenant un discours de vérité à la population » pour continuer à  jouir de certains privilèges.

Il y a des prêtres qui  vont directement faire la manche devant les dignitaires du régime pour satisfaire leurs besoins vitaux, comme aller en vacances en Europe, rouler en carrosse, acheter un bien immobilier.

Aujourd’hui, beaucoup de jeunes s’engagent dans le ministère pour échapper à une situation de pauvreté ou de sous-emploi.

Corruption morale

L’Eglise catholique est malade. En plus de la corruption matérielle, elle est aussi gangrenée par la corruption morale. Il y a une ligne confuse entre vœu de chasteté et vœu de célibat. Des prêtres sont mariés ; tandis que d’autres sont polygames. Certains détournent des femmes mariées, font avorter des  avortements. On évoque surtout des enfants batards qui ne sont pas reconnus. Les exemples abondent par centaines.

Par exemple, du temps de Mgr Dénis Amuzu-Dzakpa, un député UNIR est allé faire des tapages dès potron-minet à l’archevêché de Lomé. La femme du député attendait un enfant d’un prêtre.  Entre autres anecdotes, il y a eu aussi ce cas cocasse d’un curé d’une paroisse de l’intérieur  dont les débordements sexuels ont suscité l’ire d’un mari jaloux dont il a détourné la femme.  Punition divine, selon les dires, le curé serait envoûté au vin  de l’eucharistie et est devenu un alcoolique notoire.

Ce capharnaüm participe de cette époque de décadence du pape Alexandre VI et des Borgia.

Peut-on espérer l’église catholique renouer avec ses propres  engagements  de 2016 ? La réponse à cette question n’est pas évidente. L’Eglise catholique ne dispose plus de ses moyens du passé. Sa pauvreté et la vénalité des ecclésiastiques la rendent  vulnérable vis-à-vis du régime qui peut en faire un moyen de chantage. Les grands donateurs sont de plus en rares ou ont vu leurs sources de richesses asséchés.

A noter aussi que la concurrence des églises pentecôtistes, soutiens du régime et très peu regardantes sur la couleur de l’argent pour la plupart, créent une tension sur le cordon de la bourse.  Or, l’argent c’est le nerf de la guerre, et l’Eglise ne peut pas vivre sans argent. La balle serait peut-être dans le camp des fidèles.

Kofi Nouwazamedo


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A propos Komi Dovlovi 1082 Articles
Journaliste chroniqueur, Komi Dovlovi collabore au journal Le Temps depuis sa création en 1999. Il s'occupe de politique et d'actualité africaine. Son travail est axé sur la recherche et l'analyse, en conjonction avec les grands  développements au Togo et sur le continent.

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