La littérature togolaise est en plein boom. Sans faire référence à la qualité des œuvres, chose que le temps lui-même finira par régler, il est indéniable que bien de Togolais prennent la plume pour s’exprimer et dire leur monde.
Mais pour toutes ces œuvres, il est à noter que la critique fait défaut. Si quelques rares médias en France ou des espaces universitaires en Occident relaient la littérature togolaise, en tout cas celle produite par des maisons d’édition françaises, force est de reconnaître que la recension des auteurs togolais par des Togolais n’est guère courante. Souvent, on les lit d’ailleurs à l’aune du miroir de l’étranger. Souvent, on apprend sur son pays à travers le regard d’autrui.
Au Temps, nous avons voulu tenter une expérience sur un écrivain que nous suivons depuis quelques années : Théo Ananissoh. Pour la cohérence de son projet littéraire, dont le cadre spatio-temporel traverse et porte sur l’aire géographique nationale et son histoire au présent et essaie d’en inventer le futur.
Les personnages de Théo Ananissoh sont soit des complices du système, des rebelles voire des rêveurs, et parfois des lieux comme dans son dernier roman Perdre le Corps. Que ce soient Victor, Bamezon, complices intellectuels d’un pouvoir despotique, Zupitzer, Sonia, rebelles au système, Maxwell Sitti et Jean Adodo, rêveurs d’un destin national, les personnages de Théo participent du Togo tel que nous le vivons.
Mais par-delà ses personnages, par-delà les éléments géographiques, qu’est-ce que le Togo chez cet écrivain ?
A l’occasion du 61ème anniversaire de l’indépendance, et se basant sur Perdre le corps – sa dernière publication- un chant lyrique à l’amour, l’amitié et à la géographie du Togo, nous avons approché l’écrivain pour savoir ce que sont chez lui la carte et le territoire de ce pays. Lisez plutôt.
Le Temps: Dans «Perdre le corps» paru chez Gallimard en janvier dernier, vous mettez en scène Jean Adodo, un homme mûr, qui revient de Suisse, et entreprend d’apprendre à un jeune homme, Maxwell, à aimer la femme. On ne peut manquer de penser à une éducation sentimentale. Mais Perdre le corps n’est-ce pas également la carte et le territoire du Togo ?
Théo Ananissoh : Au-delà de l’histoire qui y est racontée, Perdre le corps arpente et regarde le Togo. A mes compatriotes, je répète ces deux mots : arpenter et regarder. Quand je reprends ce roman, et que j’en lis des passages comme j’ai dû le faire plusieurs fois depuis sa parution en janvier, je ressens aussitôt comme un besoin de repos physique, de ce repos auquel on a droit après avoir parcouru de longues distances par les routes et les pistes. Ce roman n’est pas celui qui laisse en repos, je pense. Il vous conduit ici, puis là, et encore plus loin. En le relisant (je l’ai fini en juillet 2019. La Covid 19 en a retardé un peu la publication), je revois tout le parcours que j’ai dû faire à travers le Togo avant de l’écrire. Comment dire cela sans que mes mots prêtent à malentendu ? Je voulais écrire un roman « national » ; oui, c’est ça, je pense. Pas du point de vue de l’histoire mais de celui du territoire. Je voulais produire quelque chose qui n’avait pas encore été fait chez nous, un roman qui, entre la première et la dernière page, donne l’accolade à notre pays, pour le dire ainsi. Un peu la carte d’un territoire, oui, c’est vrai. Plusieurs lecteurs en Europe m’ont dit qu’ils ont éprouvé le besoin de regarder une carte du Togo en lisant Perdre le corps. Certains considèrent même que le Togo (ou Aného) est un des personnages du roman. C’est une confirmation de mes intentions, je crois. Dans A feu nu, je milite pour un dépassement radical des frontières sous-régionales imposées par la colonisation. On pourrait concevoir des constitutions sous-régionales plutôt que nationales par exemple ; après tout, l’essentiel, c’est-à-dire la monnaie (ou ce qui en tient lieu) est bien sous-régionale, non ? Mais en attendant, oui, j’écris des romans qui étreignent ce qu’il nous faut bien nommer l’espace national.
Dans ce roman, Maxwell entreprend un voyage pour connaître le Togo du sud au nord, après avoir parcouru le pays d’est en ouest sur la bande côte, de Lomé à Porto Seguro (Agbodrafo, ndlr), Aneho et à Grand Popo. Comment peut-on comprendre les choix de ces destinations dans le roman ? C’est quoi le Togo pour Théo Ananissoh ?
C’est quoi le Togo ? Je ne saurais trop vous donner une réponse précise, sincèrement. 27 avril ? Soixante-et-un ans d’indépendance ? Avec ou sans guillemets ? Après la parution de Perdre le corps, en réfléchissant à ce que j’ai écrit, j’ai eu une pensée disons explicative que je vais tenter d’exprimer ici en espérant que je serai un peu clair. Imaginez une équipe de foot dont le gardien de but serait menotté. Oui, un gardien de but menotté debout dans la cage de foot. Un gardien qui est volontaire pour être ainsi menotté puisque, sinon, il pourrait au moins utiliser ses jambes pour décamper, n’est-ce pas ? Question : vous êtes assis dans les gradins. Vous êtes venu voir un match. Vous pensez quoi en voyant cela ? Vous faites quoi ? Vous attendez-vous à ce qu’un gardien de but ainsi neutralisé arrête les tirs au but et autres penalties ? Vous l’invectivez de ne pas être performant ? Vous vous indignez ?
L’état d’esprit souterrain dans Perdre le corps est celui de quelqu’un qui dépasse ça, ce « jeu » où le gardien de but est menotté. Je pense que nous sommes souvent comme des spectateurs qui protestent et invectivent un gardien de but menotté. Beaucoup d’entre nous continuent de s’investir mentalement et intellectuellement dans un tel « jeu ». Je pense que je n’ai pas cessé, à travers mes romans – en particulier à partir de Ténèbres à midi (2010), c’est même le sens du titre –, de rechercher la bonne attitude d’esprit qu’exige ce qui se passe, c’est-à-dire ce « jeu » où le gardien de but est menotté. C’est ça qui est, mais ce n’est pas ça qu’il faut penser parce que ça n’est pas pensable. Entendez-moi bien ; je ne parle pas ici de ce qui s’écrit dans la presse ou sur les réseaux sociaux – la vie quotidienne suit son cours et doit être sujette de critiques et de réactions, bien entendu. Je parle de la manière de voir intellectuelle et littéraire de cette réalité. L’approche de fond. Je vais vous dire ceci : il n’est pas exclu qu’il y ait dans les invectives intellectuelles que nous produisons souvent contre le gardien de but menotté une hypocrisie involontaire. Il n’est pas exclu que s’y prendre ainsi nous arrange. Il n’est pas exclu qu’il y ait là-dedans de la lâcheté dissimulée. Je ne remets pas en cause la sincérité du mépris et même de la haine qui sont exprimés contre les joueurs menottés que nous voyons, mais je voudrais observer que ces joueurs, ce gardien de but menotté dans la cage de foot est… franc. Et vrai. Il ne se cache pas de nous. Il ne dissimule pas ce qu’il est ou fait. Nous le voyons faire j’allais dire crûment, n’est-ce pas ? (Ouattara, en Côte d’Ivoire, est clair, franc, sans aucune ambiguïté.) J’ai dit qu’il était volontaire pour ce rôle d’une façon ou d’une autre, puisqu’il lui est possible de renoncer à être dans la cage de foot dans ces conditions. Mais nous, les critiques intellectuels, nous le voyons franchement, clairement menotté et, notez-le, placé dans la cage de foot précisément parce que neutralisé et consentant. Nous sommes bien informés au Togo que ceux qui n’ont pas voulu être menottés ont été vite éliminés. Alors, pourquoi continuer de protester qu’un gardien de but menotté n’arrête pas les penalties ? Je redis que le gardien de but menotté est franc et vrai en ce sens qu’il sait mieux que quiconque qu’il est…menotté et qu’il ne peut servir à rien dans une cage de foot. Les spectateurs qui se tiennent dans les gradins et qui continuent de s’époumoner malgré cette évidence crue ne sont pas forcément sains ou sincères. Ils s’épuisent en pure perte, c’est évident. Je dirais même qu’ils se dérobent à quelque chose. Tous ceux qui, chez nous, servent les intérêts étrangers sont francs. Ils ne s’en cachent pas. Ils se soucient de remplir les conditions discrètes préalables (les réseaux…). Ils ont choisi clairement leur camp. Ils sont par-delà la honte et le patriotisme. Ils savent ce qu’ils font. (Plus ils servent l’étranger, plus ils sont tribalistes, donc peu nationaux.) La question est soit de les empêcher concrètement de prospérer (il faut le pouvoir), soit (pour l’écrivain) de penser ce dont ils sont les démonstrations crues et les preuves indiscutables. En vérité, le gardien de but menotté ne peut pas être un sujet de littérature ni de pensée parce que sa volonté est sous contrôle ; parce qu’il est manoeuvré. C’est un figurant. On ne peut pas lui prêter des sentiments autonomes qui sont les critères d’un bon personnage de roman. Un figurant n’est pas un personnage. Dans Perdre le corps, le jeune Max est soudain confronté à un dégueulasse qui veut lui arracher sa copine Minna. Il erre dans Lomé en quête d’une solution pour faire face à cet homme riche et puissant. Il demande conseil à un ami qui ne peut l’aider. Il est face à son destin, mine de rien. Il finira par imaginer un moyen de vaincre son ennemi. Ça passe ou ça casse. Max est un gardien de but libre de ses bras et de ses jambes et qui doit tout faire pour défendre sa cage de foot. L’homme d’affaires crapuleux lui propose de l’argent et une voiture en échange de Minna. Si Max accepte d’être ainsi corrompu, il n’y a pas de match, pour reprendre mon image ci-dessus. Il refuse et engage un affrontement au risque bien conscient d’y perdre le corps. (L’autre fait appel à un commissaire de police puissant et Max peut être coffré vite fait.) Bref, il n’y a de match que lorsqu’on risque de perdre le corps. Eh bien ! Notre 27 avril est le nom d’un manque, d’un faux match ou d’une absence de match. Ce qu’il faut penser et écrire, c’est cette absence de match. Et non cette espèce de théâtre d’ombres qui nous est fourni.
La question de la géographie est centrale dans presque tous vos romans. Et elle revient dans votre conférence à Lomé en 2019 sur le thème « Statut et fonction de la littérature ». A la question pourquoi décrivez vous le Togo, vous répondez : « Parce que je veux créer le Togo. Parce que je veux fonder le Togo ». Pouvez vous nous en dire plus ?
Oui, oui, j’ai écrit ça ! Fonder le Togo par l’œuvre littéraire.
Les humains écrivent leur cinq sens. Ils écrivent ce qui est intérieur à leur corps, disons. Pas ce qui lui est extérieur. Ils écrivent ce qu’ils pensent, ce qu’ils voient, ce qu’ils ressentent. Ils écrivent le monde en eux. Rien d’autre. Ce qu’ils voient et ressentent, si ce n’est pas écrit, n’existent pas pour être partagé avec les autres. Les animaux aussi voient et ressentent le monde, mais, si j’ose dire, ils n’écrivent pas ; donc, pour eux, le monde est uniquement une expérience de l’instant, sans passé ni lendemain, sans signification quelconque. De ce qu’ils vivent individuellement et collectivement, ce que les hommes n’ont pas écrit n’est pas venu au monde. En revanche, ce qu’ils écrivent, en advenant ainsi au monde, y prend sa place d’une manière aussi pleine que toute chose ou tout être. Voilà comment je peux tenter à nouveau de m’expliquer sur le passage de cette conférence au sujet du Togo que vous me rappelez.
J’ajouterais quelque chose que j’ai passé sous silence dans ma conférence en 2018.
Si on a noté par écrit votre date de naissance, celle-ci existe pour vous et pour les autres en toute indépendance si j’ose dire. Pour bien comprendre ce que cela signifie et ce que cela implique, il faut s’apercevoir que l’oubli est régénératif – c’est-à-dire une autre (et prisée) manière de survivre et de durer pour les humains. Si ce n’est pas oublié (grâce à l’écriture), c’est que ça demeure ; et si ça demeure, cela veut dire qu’il faut faire avec. Or le savoir est dur. Or la mémoire est impitoyable. Et la conscience est pénible.
Etant donné ce que vous dites, trois mois après la parution du roman, pouvez-vous nous parler de la réaction des lecteurs togolais ?
Oui, oui. J’ai reçu des réactions de lecteurs togolais qui sont agréables. On m’a écrit qu’on a été ému en lisant la partie finale en particulier. Quelqu’un de sympathique au nord du Togo, écrivain lui-même, m’a envoyé par whatsapp des photos de pages qui l’ont particulièrement ému. Cela m’a fait très plaisir. Je ne suis pas encore rentré au pays depuis la parution du roman ; donc je ne peux donner une réponse exhaustive à votre question. Je pense que les Togolais, ceux qui lisent volontiers, aiment ou aimeront Perdre le corps. Et j’ajouterais : les Togolais quelle que soit leur position ethnique ou géographique dans le pays. Comme je l’ai dit ici et là, ce roman est le deuxième volet d’une trilogie ; je vais devoir écrire un troisième, également situé dans l’espace avant Accra et après Cotonou et tout aussi narré au présent. Après ? Je voudrais décrocher en quelque sorte de tout ce qui m’a occupé ces trente dernières années – la vie littéraire hors d’Afrique – afin de me retrouver plus sur le continent. Je me suis engagé à m’occuper d’une collection chez Awoudy. Une collection consacrée au roman, et nous publions prochainement le roman inaugural de cette collection appelée « Plume libre ». C’est un roman puissamment original d’une jeune auteure togolaise talentueuse qui vit en… Norvège ! Je suis très content de pouvoir aider ainsi. J’ai l’expérience de ce que c’est qu’être écrivain ailleurs que chez soi, et croyez-moi, j’ai vu des auteurs africains atteindre l’âge de soixante-dix ans sans jamais arriver à être maîtres et possesseurs de leur talent et de leur carrière littéraire. Dans ce domaine aussi, nous retrouvons cette histoire de gardien de but menotté. Il y a beaucoup de figurants et peu de personnages. Revenir au Togo pour transmettre de l’expérience et conseiller un peu les jeunes auteurs est un devoir afin de mettre fin à une situation historique indigne.
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