Coronavirus : Le ministre de la Culture demande aux artistes de changer de métier

Revendeuses de légume (Photo: Internet)

Le ministre Kossivi Egbetonyo concocte un plan d’urgence d’aide aux artistes pour la résilience face au covid-19 : il leur demande de changer temporairement de métier. Bien entendu, son plan provoque une volée de bois verts dans le monde culturel, car le ministre n’a tenu aucun compte d’un projet beaucoup plus ambitieux.

L’affaire secoue le monde culturel depuis le 16 juin dernier. Dans une note aux directeurs centraux de la culture, le ministre informe:

« les directeurs régionaux de la  Culture de la mise en œuvre des actions d’accompagnement des acteurs culturels pendant la pandémie de coronavirus une opportunité est offerte aux acteurs qui le désirent de souscrire aux produits du FNFI pour leurs activités de reconversion.

Le communique indique ensuite qu’ils « pourront également bénéficier d’une formation de montage et management de projets avant la soumission de leurs projets aux Et institutions financières agrées.« 

Le ministre demande par conséquent de lui faire parvenir au plus tard le 19 juin 2020, le nombre total d’acteurs.

En gros, Egbetonyo Kossi souhaite pour des artistes manquant de revenus à cause du coronavirus, le soutien du FNFI aux artistes pour financer de petites activités génératrices de revenus.

Reconversion d’artistes ? Le sang des artistes n’a fait qu’un tour, et la polémique depuis ne cesse de s’amplifier. Bien d’artistes se sont sentis humiliés par l’approche du ministre très loin des discussions que les acteurs avaient eu avec les responsables de la culture. Beaucoup ont pris la proposition du ministre  pour non seulement  un mépris pour les artistes mais une méconnaissance du rôle de la culture comme levain du développement dans un pays.  

Incompréhension chez les artistes

Dans l’entourage même du ministre de la culture, la pilule passe très mal. Un acteur culturel majeur œuvrant au sein du ministère n’a pas fait dans la dentelle, tout en préférant garder l’anonymat :

Ce qui se passe est un déni de la culture qui s’observe chez les élites dirigeantes dans les Etats Africains. La société moderne africaine a du mal à trouver une place à l’artiste, contrairement à la société traditionnelle qui lui accorde une juste place. Quand il y a événement, on sait que les artistes doivent jouer et on met les moyens pour les faire jouer , fulmine ce conseiller.

Qui embraie aussitôt : « Il [Egbetonyo] est juge, c’est une dérive, un mépris pour le milieu. On lui donne un secteur à cultiver, il lui demande une reconversion. Est-il possible qu’il demande aux acteurs judiciaires en pleine crise du covid-19 de se reconvertir ? Qui viendra alors faire la justice ? »

 « Je ne pense pas qu’après cette bourde, sa place soit encore là-bas », conclut-il.

L’artiste plasticien  Kobla E. Wonanu abonde dans le même sens :

Pour ce qui me concerne, je trouve que cette sortie reflète le regard que les élites et les sociétés africaines portent de manière générale sur la culture. Le ministre de la culture, censé protéger les artistes, croyait certainement bien faire de nous orienter vers des métiers qui lui semblent plus solvables. Je parie qu’il ne comprend pas le tollé que sa sortie a provoqué dans le milieu culturel national et bien au-delà. Or, il s’est en réalité complètement fourvoyé avec une sortie qui semble nous dire en définitive que son ministère est lui-même complètement inutile.

Léonard Yakanou, dramaturge et acteur culturel spécialisé dans la formation culturelle, n’est pas du reste. Dans un post Facebook, il ne cache pas sa déception.

Grosso modo, pour le monde culturel le ministre s’est lourdement planté. Certes, son idée part d’une bonne intention, auréolée toutefois d’une bonne dose de naïveté sur le fonctionnement du monde artistique voire d’une ignorance crasse du fait culturel. Sollicité de tous les côtés par des artistes désespérés par l’impact de la pandémie sur leurs activités, et se trouvant certainement en souffrance de liquidité- son ministère est le parent pauvre du budget-, le ministre Kossivi Egbetonyo croit avoir trouvé une idée de derrière le fagot : la reconversion temporaire des artistes.

Le plan de reconversion temporaire du ministre

Et que feraient donc ces artistes ? Des activités génératrices de revenus que financerait le Fonds national de la finance inclusive (FNFI). Un fonds réputé pour son financement de petites activités à très petits budgets pour des femmes en détresse sociale. Des revendeuses de riz, de poissons, de légumes etc… Une initiative dite du développement à la base dont on questionne d’ailleurs, au delà de l’autosatisfaction des autorités politiques, le réel impact sur l’activité des femmes, malgré le but avoué d’empowerment à des femmes.

Des artistes , surtout certaines femmes, totalement au bout du rouleau, ont effectivement désiré avoir des financements pour des activités génératrices de revenus. Mais les artistes sont souvent ce qu’ils sont, c’est à dire des artistes, des gens ont pour métier l’art et n’ont pas à s’occuper des taches ingrates ou élevées comme l’administration de la culture. Ils n’ont le plus souvent, exception faite de quelques-uns parmi eux, aucune idée d’une politique culturelle. Des lacunes que des haut-fonctionnaires et les cadres du ministère sont chargés de combler en leur expliquant le cadre approprié pour leurs expressions. Comment des artistes devront-ils abandonner leurs métiers pour aller vendre qui du pain, du charbon de bois, des poissons et pourquoi pas de l’eau frâche Pure Water si cela se trouve ?

Paradoxalement, le ministre fait le malheur des artistes avec sa vision étriquée de la chose culturelle. Est-ce que ce système vaut aussi pour les artistes ? Le ministre répond à l’affirmative au lendemain de la polémique.

Malgré le tollé engendré par sa note aux directeurs centraux de la Culture, Egbetonyo Kossivi persiste et signe : coûte que coûte, vaille que vaille la reconversion aura bel et bien lieu.

Dans son intervention, il souligne :

  • La participation des artistes à l’entreprise en cours est tout à fait volontaire.
  • L’initiative a été hautement appréciée par ceux d’entre les artistes conscients de la nécessité d’avoir une activité alternative, la survenue de la pandémie nous enseignant qu’autant que faire se peut, il faudrait diversifier nos sources de revenus.
  • Le gouvernement explore toutes les pistes pour un meilleur accompagnement du secteur de la culture, l’un des plus durement éprouvés par la survenue de la pandémie.
  • Dans toute la mesure du possible, le gouvernement accompagnera les artistes désireux de faire œuvre utile.

Cette dernière intervention n’a servi qu’à décourager encore plus les artistes sur la compétence et les ambitions du ministre pour la culture. Un tel manque d’intelligence de la situation les révulse absolument.

Que proposent réellement les artistes ? L’institution d’un Fonds d’urgence de secours

L’ennui : le ministre ignore le monde artistique. On sait qu’il vient du milieu judiciaire –il est magistrat- et le poste de la culture est pour remercier son activisme politique dans le pays Akébou et consorts. Mais ne peut excuser sa méconnaissance du ministère qu’il dirige. La plupart des artistes togolais ne vivent pas de leur art, d’autant plus qu’à l’absence d’un statut qui définisse leurs droits, ils ont appris eux-mêmes à vivre de plusieurs râteliers. Un artiste c’est souvent 12 métiers et un malheur, disait un artiste guinéen. Bref, à part leur activité un tantinet irrégulière mais partie importante de leurs revenus, ils vivent d’autres activités. La logique voudrait donc que pour éviter l’hibernation de la culture pendant cette pandémie, il faudrait trouver un cadre d’expression pour les artistes. Car, il est indispensable que la culture continue à exister même au « cachot du désespoir » où se trouve l’humanité. D’où les soutiens au monde artistique un peu partout dans les pays dignes de ce nom.  Revisitant « la Cigale et la Fourmi », cette fable de La Fontaine, les Américains Walt Disney et Wilfred Jackson mettent en scène une Fourmi riche, n’ayant apparemment besoin de rien, et une cigale, certes dispendieuse mais artiste. « Ici, avant de manger, tu dois travailler. Donc prends ta guitare et joue pour nous », dit la Fourmi à la cigale. Ce film montre le besoin spirituel qu’apporte l’artiste dans un monde incertain. Le hiatus entre le ministre Egbetonyo et les artistes est là : son refus ou son ignorance « à ne pas tenir pour essentiels les secteurs culturels et créatifs, surtout en temps de crise ».  

Les artistes se sentent d’autant plus insultés par le ministre que ce dernier a dans ses mains un projet en béton, soumis à la Présidence de la République,  au gouvernement, ainsi qu’aux partenaires en développement,  portant création d’un  Fonds d’urgence et de solidarité pour les acteurs culturels (Fusac). La vision du Fusac  est de «venir en aide et d’assister les artistes et acteurs culturels démontrant une indigence ou un manque à gagner nés de la crise sanitaire ». Le FUSAC a surtout pour mission  de soutenir « la résilience du secteur culturel et créatif face à la crise sanitaire due au coronavirus et de servir d’instrument facilitant la reconstruction du tissu social et entrepreneurial du secteur culturel et créatif après la crise », indique le document.

Il sera doté d’un budget d’1 à 3 milliards de Francs CFA et fonctionnera sur un financement public et privé.

Et comment peuvent fonctionner les artistes pendant la crise sanitaire ? « L’urgence sanitaire exige un tracking d’infox sabotant la lutte contre la pandémie. C’est ainsi qu’au plan social, le secteur culturel peut apporter un appui salutaire aux concitoyens au travers d’actions de proximité en vue d’une meilleure sensibilisation de la population contre la pandémie du Covid19, telle que l’organisation de campagnes de sensibilisation menées par les artistes (slameurs, chanteurs, humoristes, comédiens…) surtout les médias (radio, télévision, réseaux sociaux), aussi bien dans les villes que dans les campagnes.

Il faut prévoir également un soutien aux personnes vulnérables (fabrication et distribution de masques par les acteurs du secteur de la mode) et une assistance aux artistes togolais bloqués à l’étranger du fait de la fermeture des frontières.

Grosso modo, il s’agit d’un projet en béton qui pourrait de but en blanc régler la question de la résilience des artistes face au covid-19 mais subsidiairement  régler  celle évidente du financement de la culture au Togo. Car le Fusac essaie d’échapper au destin funeste du Fonds d’aide à la culture (FAC) et à son modèle de gestion petit bras.

Pourquoi un ministre en fin d’exercice, n’ayant aucune certitude quant à sa reconduction, a-t-il refusé de soutenir le projet du Fusac ? Pourquoi a-t-il  donné sa préférence à son modèle de pieds nickelés malgré l’avis de ses conseillers ? Mystère.

Mais une chose est certaine : Egbetonyo Kossivi se situe dans la longue dans une longue lignée de ministres de la Culture dont les passages successifs n’a jamais eu d’impact positif sur le secteur. Le pire en ce qui le concerne c’est son absence criarde au moment où l’on a vraiment besoin de lui. Finalement un ministre de la culture au Togo, ça ne mange pas de pain. Le prochain risque d’être encore effacé et inutile. Miserere nobis.


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A propos Tony Feda 151 Articles
Journaliste indépendant. Ancien Fellow de l'Akademie Schloss Solitude (Stuttgart, Allemagne), Tony FEDA s’intéresse à la sociologie, la culture- ses domaines de prédilection sont la littérature et les arts de la scène du Togo. A travaillé pour plusieurs journaux dont Le Temps, Notre Librairie. www.culturessud.com. Depuis août 2018, s'inspirant de Robert Park et de Bourdieu, il entame sur son blog www.afrocites.wordpress.com des projets sur des thèmes concernant la ville.

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