Tribune : Éduquer avec les technologies en situation de crise et au-delà…

La crise sanitaire crée par le covid-19 tétanise la société dans son ensemble, qui voit la majorité de ses activités à l’arrêt. La fermeture des établissements en pleine année académique pour une période indéterminée pose la question de la continuation de la formation malgré le confinement. Çà et là en Afrique des solutions alternatives se découvrent, certaines moins saugrenues que d’autres. Au Togo, l’enseignement par la télé et la radio ne suscite pas beaucoup d’enthousiasme et manque de pertinence. Mawuli Affognon, le responsable de projets de Kekeli Lab, une association qui oeuvre pour l’intégration des TIC dans les pratiques éducatives, propose ici une solution alternative plus crédible. Lecture.

Éduquer avec les technologies en situation de crise et au-delà…

La pandémie de Covid-19 a profondément bouleversé le fonctionnement des structures essentielles à la vie sociale. Dans le monde en général et sur le continent africain en particulier, les institutions éducatives font partie des premières organisations à subir les ondes de choc des mesures de prévention prises par les autorités publiques. Dans le contexte togolais, les écoles et établissements de l’enseignement supérieur ont fermé leurs portes dès le 20 mars 2020.

Comment l’apprentissage à distance peut-il être envisagé au coeur de la crise sanitaire actuelle au Togo ? Dans quelle mesure la mobilisation des solutions éducatives locales représente-t-elle la meilleure piste pour permettre aux écoles de continuer à fonctionner et à assurer la préparation des différents candidats aux examens officiels ?

Au Togo, en l’occurrence, les autorités compétentes ont pris des mesures pour assurer la continuité des enseignements, entre autres, à travers la radio et la télévision.

Après avoir énoncé les trois pièges à éviter dans la mise en place des projets d’intégration des technologies de l’information et des communications (TIC) aux pratiques éducatives, cette tribune tentera de mettre en exergue trois propositions concrètes pour l’efficacité de l’apprentissage à distance dans l’environnement actuel au Togo, surtout dans les zones rurales dépourvues de moyens techniques et de communication. Elle évoquera également la solution de la Kekelithèque, la bibliothèque virtuelle de Kekeli Lab.

Les trois pièges à éviter

Le premier piège est technologique : ne pas tout focaliser sur le développement et la mise en place de la technologie. L’intégration des TIC dans les pratiques éducatives n’est pas un processus exclusivement technologique. Elle constitue une question foncièrement pédagogique. L’éducation à distance répond à un contexte précis, à des besoins pédagogiques spécifiques et aux attentes des différents acteurs de l’écosystème éducatif (enseignants, élèves, personnel administratif, etc.). En d’autres termes, dans la mise en place d’un projet éducatif, la technologie représente un moyen d’action et non la finalité ultime.

Les technologies de l’information et des communications pour l’éducation (TICE) concentrent des actions intentionnelles développées pour faire face à des difficultés ou répondre à des exigences liées au développement des outils d’enseignement. Par exemple, le « Référentiel de compétences en TIC » de l’UNESCO insiste sur l’importance de « structurer l’environnement d’apprentissage de façon innovante », de « fusionner les nouvelles technologies avec de nouvelles pédagogies » et de « créer une classe socialement active, en stimulant l’interaction coopérative, l’apprentissage collaboratif et le travail de groupe. »

L’Internet, la télévision, la radio, l’ordinateur, le téléphone portable et les autres moyens de communication demeurent des outils. Leur efficacité dans le cadre éducatif dépend essentiellement des objectifs pédagogiques et des moyens mis en oeuvre. 2

Le second piège concerne la mise en oeuvre : ne pas prendre des décisions en oubliant d’impliquer toutes les personnes concernées (parties prenantes). Un projet TICE est un immense puzzle constitué de plusieurs pièces de compétences. Du technopédagogue à l’enseignant en passant par le développeur d’application, les élèves et les responsables d’institutions éducatives, la coordination d’un projet TICE représente une chaîne de discussions, de décisions et d’évaluations.

Les dispositifs de conduite de tels projets nécessitent la prise en compte des points de vue des premiers protagonistes, notamment les enseignants, les élèves et les responsables d’institutions scolaires. Malgré l’urgence de la situation actuelle, la consultation de ces acteurs ne relève pas du superflu. Bien au contraire, celle-ci s’impose comme une nécessité fondamentale. Le processus bottom-up a l’avantage d’offrir une voie à double sens entre les décideurs et les bénéficiaires de ces projets éducatifs utilisant les technologies.

Le troisième piège est lié à l’aspect humain des projets éducatifs : ne pas aborder de manière spécifique la dimension humaine. L’urgence de cette situation ne doit pas faire oublier le fait que l’école est un lieu d’interactions humaines. L’utilisation des technologies dans l’éducation vise à renforcer le caractère qualitatif de ces relations humaines et non à s’y substituer. L’utilisation pédagogique des TIC est une « appropriation des technologies pour changer, améliorer les pratiques pédagogiques ». La majorité des modèles d’intégration des TICE en sciences de l’éducation insiste sur deux éléments importants : la perception des technologies et le rôle de l’enseignant.

D’une part, la perception peut être définie comme un processus de sélection, d’organisation et d’interprétation des informations par les sens. Elle s’apparente à une interprétation individuelle ou collective d’un outil ou d’une situation donnée. L’acquisition de moyens techniques dans le cadre d’un projet TICE sans un travail sérieux sur la perception de ces outils constitue à un véritable gaspillage de ressources. D’autre part, au-delà de tous les débats sur les nouvelles théories en lien avec les pratiques éducatives, l’enseignant demeure un acteur clé du fonctionnement du processus d’apprentissage. Sa bonne perception des outils, son sens de l’innovation pédagogique et sa capacité à ouvrir de nouvelles pistes de transmission et de construction du savoir représentent des clés de réussite des projets TICE.

En définitif, dans l’urgence actuelle, la prise en compte de la perception des outils et du rôle des enseignants sont des points de repère dans le développement des solutions alternatives d’apprentissage à distance.

Eduquer à l’ère du Covid-19 et au-delà : trois pistes concrètes

Miser sur des solutions éducatives endogènes. Depuis plusieurs années, de nombreuses organisations togolaises travaillent à l’utilisation éducative des technologies. Aujourd’hui, il serait important que les autorités puissent recenser, consulter et collaborer avec ces structures selon le plan national des besoins éducatifs actuels.

En appui aux efforts publics, notamment le projet Environnement Numérique de Travail (ENT) du Ministère des postes, de l’économie numérique et des innovations technologiques, le Togo doit pouvoir miser sur les solutions éducatives endogènes pour trois raisons.

Premièrement, certains outils développés au niveau interne ont pris en compte les besoins spécifiques liés à notre écosystème national et au système éducatif togolais. Un apport de l’Etat pourrait permettre à ces structures de développer sur le plan national, des outils efficaces à un niveau local. Deuxièmement, les membres de ces organisations connaissent le terrain et collaborent déjà avec les acteurs du secteur de l’éducation. 3

Ainsi, ces acteurs pourront également contribuer à l’effort national de riposte contre le Covid-19 en termes de développement de solutions éducatives. Enfin, choisir les solutions endogènes, c’est miser sur des solutions à long terme pour l’avenir du système éducatif formel et non-formel.

Cette crise rappelle à tous les acteurs de l’éducation et surtout aux décideurs l’urgence de travailler au développement de solutions alternatives d’apprentissage pour les écoles, les établissements de l’enseignement supérieur et tous les centres d’apprentissage. Le futur de la jeunesse togolaise en dépend.

Construire des bases de ressources éducatives nationales. Pendant que les institutions éducatives sont fermées, il est important de travailler à développer pour le moyen et le long terme des bases de ressources éducatives nationales. Il s’agirait de vastes bases de données éducatives spécifiques pour le programme éducatif national. Ainsi, au cours d’une potentielle crise, le Togo disposera de banques de ressources éducatives nationales synchronisables et accessibles via Internet et Intranet. Un réseau national d’enseignants pourrait être en première ligne pour la production des contenus éducatifs en vue de la création de ces bases de données. Dans l’éducation, posséder les outils et les technologies, c’est bien. Mais il est encore meilleur d’avoir des contenus utiles, utilisables et adaptés aux besoins des écoles.

Mettre en place un réseau national d’enseignants. Dans la situation actuelle, le rôle des enseignants est primordial pour trois raisons. Dans un premier temps, la mise en place d’un réseau national d’enseignants de toutes les régions du pays offrirait la possibilité de comprendre les préoccupations de ces premiers acteurs. Selon leur situation géographique sur le territoire togolais, les écoles n’ont ni les mêmes moyens ni les mêmes besoins en ce qui concerne la possibilité d’un apprentissage non-présentiel. Ensuite, la compilation des attentes permettra de développer des solutions adaptées à chaque région du pays : par exemple, si à Lomé il est possible de développer un système de cours basé sur l’utilisation de la télévision, dans d’autres parties du Togo, il faudrait miser sur des solutions alternatives. Enfin, avec ce réseau d’enseignants, il serait possible de développer des canaux de formation accélérée sur l’utilisation de technologies adaptées à chaque milieu. Cette formation peut prendre diverses formes selon les besoins pédagogiques de chaque région.

La Kekelithèque, une solution éducative innovante à la riposte anti-Covid19

En ce qui concerne l’association Kekeli Lab, elle développe depuis 2017 la Kekelithèque, une approche innovante pour offrir des solutions aux problèmes éducatifs, notamment ceux liés à la crise sanitaire Covid-19. Sous forme de boîtier, la Kekelithèque est une bibliothèque virtuelle accessible via une plateforme web et une application mobile, et sans forcément nécessiter une connexion internet. Une bibliothèque virtuelle est une collection de documents (textes, images, sons) numériques (c’est-à-dire numérisés ou nés numériques) accessibles à distance (en particulier via Internet), proposant différentes modalités d’accès à l’information aux publics. La Kekelithèque offre plusieurs avantages : (1) Un accès très facilité et offline aux ressources éducatives (sans un besoin d’accès à Internet), (2) Une installation facile du boîtier de la Kekelithèque, (3) Une bibliothèque adaptée aux zones rurales, (4) la préservation et la classification efficaces des ressources éducatives et (5) un budget réduit pour l’installation et la maintenance de la Kekelithèque. 4

La phase pilote de ce projet a été mise en place au Lycée Folly-bébé situé dans la banlieue Sud-Est de la capitale togolaise : 20 élèves initiés à la prise en main d’une bibliothèque virtuelle, 21 enseignants formés à l’utilisation des TICE et une Kekelithèque installée, tels sont les résultats de cette première expérience sur le terrain. Un enseignant a été formé par Kekeli Lab pour administrer la Kekelithèque et animer des ateliers de formation pour les autres enseignants. Actuellement, au moins 400 élèves utilisent la Kekelithèque. Grâce à la Kekelithèque, les élèves ont accès à des supports éducatifs ainsi qu’aux annexes des examens passés, mis offline par leurs professeurs. La Kekelithèque permet une meilleure classification des ressources éducatives, par matière et par classe. L’utilisateur a un accès personnalisé à ces ressources via son compte personnel et il peut commenter ces ressources en vue d’une amélioration du fond documentaire de la plateforme. Les étudiants peuvent aussi ajouter des documents dont ils sont les auteurs ou des documents ressources libres de droits. Par exemple pour un cours de science, les élèves peuvent suggérer un document à la classe. La Kekelithèque a l’avantage d’être facilement déployable et peu coûteuse. En somme, la Kekelithèque représente une solution éducative efficace dans cette crise sanitaire, surtout pour les élèves en zones rurales.

Apprendre de l’urgence pour s’en affranchir

La crise sanitaire actuelle constitue une opportunité de réflexion pour les acteurs du système éducatif togolais. Le moment est venu de réfléchir, planifier et agir pour l’émergence de solutions alternatives pour l’éducation dans notre pays. Cette marche implique que les décideurs prêtent attention aux opinions de tous les acteurs. Les crises sont inhérentes à la marche du monde. Elles ne préviennent pas mais les décideurs peuvent prévoir les plans d’urgence éducatifs à déployer. Si les actions nécessaires sont menées de manière continue, en tant que pays, nous serons mieux préparés dans l’éventualité d’une future crise. Chaque étape des mesures éducatives prises devrait constituer une leçon supplémentaire pour mieux faire. Le pédagogue burkinabé Joseph KI-ZERBO nous prévenait déjà en ces termes :

« Il faudrait que les nouvelles technologies interviennent dans un contexte bien préparé. D’abord, les logiciels doivent être adaptés à la réalité africaine, par exemple dans l’enseignement. Ensuite on a besoin de techniciens africains éminents qui soient enracinés dans leur propre culture. Sinon, on reçoit des technologies comme des jouets : on tapote dessus, c’est agréable, cela produit des effets merveilleux, mais on n’aura d’appropriation véritable de l’innovation technologique. »

Mawuli Affognon est le responsable de projets de Kekeli Lab, Contact : [email protected]


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A propos Komi Dovlovi 1148 Articles
Journaliste chroniqueur, Komi Dovlovi collabore au journal Le Temps depuis sa création en 1999. Il s'occupe de politique et d'actualité africaine. Son travail est axé sur la recherche et l'analyse, en conjonction avec les grands  développements au Togo et sur le continent.

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