Le Temps publie un texte de l’écrivain togolais Théo Ananissoh en hommage à l’ancien Premier ministre et Secrétaire général de l’OUA, Edem Kodjo, décédé le samedi 11 avril 2020 à Paris, à l’âge de 82 ans.
Ce week-end de Pâques, à l’hôpital américain de Neuilly, en France, est décédé un intellectuel et un homme politique togolais de renom : Edem Kodjo, énarque, essayiste, romancier, secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), multiple fois ministre et Premier ministre sous le père et sous le fils. Aucune réaction officielle de la présidence ni de la primature pendant près d’une semaine. A peine évoque-t-on cela sur le site du gouvernement. Il est arrivé au président de fait de tweeter ses condoléances à l’annonce du décès d’un rockeur ou d’un slameur togolais. Pour la disparition de celui qui fut son Premier ministre et son conseiller spécial, silence. Déraison.
J’ai rencontré Edem Kodjo quatre fois. La première rencontre eut lieu chez lui pour un dîner auquel il avait convié plusieurs auteurs togolais. Ce devait être en 2007 ou 2008. Sa fille et son épouse étaient présentes – une épouse qui n’était pas du tout effacée. On devine beaucoup au sujet d’un homme si et comment sa femme prend part à la conversation dans ces occasions. Il m’a fait asseoir juste à sa droite. J’étais très enrhumé, et la climatisation n’arrangeait pas mon état. Je suis de la génération des Togolais qui ont été les spectateurs de sa singulière carrière politique et intellectuelle. Il était le seul Togolais en vue à l’extérieur. Au début des années 90, je faisais un job chez Hertz, le loueur de voitures, en région parisienne. Je m’intéressais à une collègue originaire de la principauté d’Andorre. Elle connaissait plus que le nom d’Edem Kodjo ; elle avait suivi des cours que celui-ci donnait à la Sorbonne. Je crois que cela m’a aidé, tout comme le simple fait d’être un compatriote d’Émmanuel Adebayor m’a permis un jour de visiter le palais royal à Rabat, au Maroc. Le militaire de faction à l’entrée devait beaucoup aimer le foot. Jeune, je lisais dans les journaux qu’Édem Kodjo n’hésitait pas à se présenter devant le président de fait d’alors en tenue de joueur de tennis ; que tel et tel membres des gouvernements de François Mitterrand avaient été ses condisciples ou ses profs à l’ENA (promotion Blaise Pascal) – je me souviens du nom original de Catherine Lalumière par exemple. Étudiant à Paris, je lisais régulièrement la revue Afrique 2000 qu’il avait fondée après avoir quitté l’OUA – « Revue africaine de politique internationale déterminée à relever le défi, à être la preuve palpable de ce que les Africains sont capables de réaliser pour peu qu’ils en aient la possibilité », éditorialisa Edem Kodjo. En 2008, j’avais en tête d’écrire un roman qui se passe dans le milieu du pouvoir. Je lui ai donc posé sans cesse des questions au cours de ce repas ; il y a répondu avec plaisir, en réfléchissant à chaque mot ou presque. La deuxième rencontre fut à Paris, en 2010, à l’occasion de la parution de son ouvrage dans la même collection que moi chez Gallimard. Il m’a tutoyé et m’a invité à lui rendre visite lors de mes séjours au pays. Je me suis gardé de le faire. J’avais renoncé entretemps à mon idée de tirer les vers du nez à des « insiders » comme lui. Un autre ancien ministre m’avait reçu à dîner dans sa villa à la cité La Caisse, mais avait passé le temps à esquiver mes questions et ma curiosité, malgré le soutien que m’apportait son épouse, poétesse il est vrai. Edem Kodjo allait aisément me balader. J’en ai eu la confirmation en novembre 2018. Il était le parrain de la deuxième édition de la foire internationale du livre de Lomé, cette année-là et je pense qu’il a contribué concrètement à mon invitation. Le soir de la clôture, de la tribune, il m’a invité à venir le voir à la maison. Il avait lu quelques-uns de mes romans et espérait que j’avais un exemplaire du dernier paru à lui offrir.
J’ai rendu visite à Edem Kodjo deux fois en l’espace d’une dizaine de jours en ce mois de novembre 2018. En tête-à-tête pour le dire ainsi, avant l’heure du dîner ; dans sa résidence luxueuse près du CHU Sylvanus Olympio. Il a eu la courtoisie de me parler de mes écrits, a reconnu la crédibilité d’un personnage d’officier dans Délikatessen, m’a rassuré qu’ils ne risquaient pas de lire mes romans – « en tout cas pas personnellement ». Puis il m’a longuement parlé de son brillant parcours, me donnant parfois des détails surprenants sur ses relations avec le président de fait d’avant celui-ci, a glissé, sans se compromettre, quelques propos pour ma gouverne. Il avait sûrement pris des informations sur mon compte, et, en vieux routier de la francophonie, il savait les ronces qui recouvraient le chemin que je prenais. Il ne fallait pas du tout sous-estimer l’adversité – il répéta la mise en garde sans la personnaliser. Il prêchait un converti. Il avait fini d’écrire ses mémoires ; il a fait une comparaison avec ceux d’Henri Lopes, auteur et ancien politicien du Congo-Brazzaville, qu’il venait de lire – « Les miens sont différents », dit-il avec un air de satisfaction.
De ce que je crois avoir deviné de cet homme lors de ces deux entretiens au crépuscule, je déduis ceci pour moi-même : la pensée ou l’action, il faut choisir – à un certain niveau d’ambition et de qualité. La praxis est gratifiante, mais forcément opportuniste et compromettante ; la pensée est aérienne, éthique mais socialement ingrate. Écrire, c’est être gratuit. Gouverner, c’est calculer. Antinomie.
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