Le 17 août dernier, les rues soudanaises étaient remplies de klaxons et de cris de joie comme on en a rarement vu dans ce pays sortant de 30 ans non seulement d’une dictature, mais aussi d’un régime islamiste abonné aux pires formes du fondamentalisme religieux. La raison de cette immense joie était celle-ci : les forces civiles de contestation et l’armée, la même armée qui fut l’épine dorsale de la dictature, venaient de signer un accord de gestion du pouvoir pour une période transitoire de 3 ans, période au cours de laquelle les institutions démocratiques seront établies, et à l’issue de laquelle des élections générales seront organisées. C’est un exploit inattendu pour l’armée soudanaise, instrumentalisée pendant 30 ans par l’ancien régime, et utilisée pour les pires basses besognes, allant des massacres et expéditions punitives contre les sud-Soudanais au génocide au Darfour. L’armée soudanaise semble ainsi avoir brisé le sort qui semblait le lier aux islamistes et permettait à ces derniers de la contrôler à dessein.
Quelques jours plus tôt, le 14 août, avait lieu en Haïti, une cérémonie de fin de formation de la première promotion de la nouvelle version des Forces Armées d’Haïti (FAd’H). En Haïti, premier pays noir à se libérer de l’esclavage et de la colonisation (grâce à une lutte militaire), l’armée de libération était devenue au fil des années un véritable fléau au point qu’elle avait été dissoute en 1995. Au cours donc de la cérémonie, Jovenel Moïse, l’actuel président du pays, saluait la renaissance d’une armée qui selon lui « a une histoire inexplicablement imbriquée avec celle du pays: elle a créé Haïti; elle l’a gouvernée; elle l’a maltraitée ; elle l’a sauvée ; elle l’a pillée; elle l’a massacrée; elle l’a protégée ».
Ce que nous apprennent ces deux pays, ces deux armées est ceci: les relations d’une armée avec son peuple dépendent dans une grande mesure des épisodes de leur histoire commune, épisodes parfois contradictoires, faits de moments de complicité et des moments d’adversité, voire d’inimitié.
Depuis la fin de la période qu’on peut appeler « les trois glorieuses de la démocratie togolaise » (Conférence Nationale Souveraine, Gouvernement de Transition et Constitution de la 4ème République), période pendant laquelle les relations des Togolais avec leur armée ont connu de rares moments de compréhension (pas de complicité), la classe politique et les acteurs de la société civile ont renoncé ou plutôt déserté l’arène concernant tout débat sur l’avenir de l’armée.
Plusieurs facteurs expliquent cela, mais le plus visible est que le régime y a beaucoup contribué, puisque la survie du régime dépend largement de cette omerta sur l’avenir de l’armée. Cette omerta a permis au régime de se positionner comme le seul et unique garant pour cette armée, la dressant contre le peuple et l’abreuvant des rhétoriques antimilitaristes proférées çà et là par certains acteurs de l’opposition pendant les trois glorieuses. Ce n’est donc pas surprenant que dans l’histoire des Togolais et de leur armée, il y ait peu ou pas du tout des moments de complicité, surtout depuis 1990.
Cela étant, faut-il s’en tenir à ce silence, ou est-ce qu’il y a un salut à parler de l’armée et de ce que sera son avenir après l’alternance ?
Parlant des militaires togolais dans son dernier message sur les réseaux sociaux, Tikpi Atchadam disait ceci: « ces jeunes volontaires s’engagent au service du pays mais ils sont mis au service d’une personne: le Président […] Si seulement les forces de défense et les forces de sécurité togolaises savaient à quoi correspondraient leurs conditions de vie et de travail dans un Togo démocratique après l’alternance, elles seraient en avant-garde; elles prendraient la tête de la lutte contre le 4ème mandat de Faure en 2020, elles exigeraient même son départ immédiat ». Par rapport à ce que dit Atchadam, les militaires togolais ne cernent donc pas ce que sera leur avenir après l’alternance(c’est ma compréhension, merci).
Mais cet avenir ne se limite pas aux conditions de vie et de travail des militaires ; cet avenir est avant tout relatif à la mission que l’on assignera aux forces armées après l’alternance, car les conditions de vie et de travail ne sont que des moyens au service de cette mission. Et cette mission elle-même dépendra de la vision que les forces en lutte pour l’alternance ont de l’armée dans la société togolaise. C’est sur ce chapitre qu’il faut briser l’omerta, surtout que l’on est à 5 mois d’une élection présidentielle déterminante.
Refuser de se prononcer sur l’avenir de l’armée ou faire
preuve de timidité sur cette question, c’est accepter le statut quo qui est
forcément à l’avantage du régime. Se complaire dans les formules telles
que « les militaires savent que rien ne leur arrivera », ou
« avec nous ils vivront mieux qu’aujourd’hui » ; se résigner car
« l’armée est devenue une milice », c’est manquer de l’audace que
l’on attend généralement des « leaders ».
Au Togo, ce qu’on pourrait appeler “la
question de l’armée” est le cœur de la politique ; c’est la gestion de cette “question” qui,
officiellement, a emporté la première république et mis violemment fin à la vie
du père de l’indépendance et père de la nation, Sylvanus Olympio. Et pour ceux
qui doutaient de la pertinence de cette “question”, les événements du
5 février 2005 ont apporté un démenti cinglant : nos rêves d’alternance se sont
envolés ce jour-là pour avoir antérieurement accepté l’omerta sur la question
de l’armée et laissé libre cours à la version du régime.
Une erreur maintes fois répétée devient un choix, et le Togo ne gagne absolument rien dans le choix du silence des hommes politiques sur cette question. Il est temps que la classe politique et les acteurs citoyens mettent fin à l’omerta sur l’avenir de l’armée ; car pour cela, personne n’a besoin d’un itinéraire.
A. Ben Yaya
New York, 25 août 2019
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