Statut et fonction de la littérature en Afrique, c’est ainsi que se décline le thème de la conférence de Théo Ananissoh dans le cadre de la 3ème édition de la Foire internationale du livre de Lomé (FI2L) le 7 novembre dernier.
L’article est publié en trois parties. Voici la deuxième partie.
Statut et Fonction de la littérature (Partie II)
Le 5 octobre 2017, j’ai publié aux éditions Gallimard, à Paris, un sixième roman intitulé Delikatessen.
Je viens juste de finir de relire le manuscrit du suivant, mon septième roman, qui a pour titre Perdre le corps. Dans mon esprit, ces deux romans (Delikatessen et Perdre le corps) constituent les deux premiers volets d’une trilogie – c’est-à-dire d’un ensemble de trois romans successifs qui ont quelque chose qui les rapproche particulièrement. Cette trilogie, je l’intitule comme suit : Avant Accra, après Cotonou.
Indication d’un espace géographique, n’est-ce pas ? Espace où nous sommes vous et moi en ce moment. Cela ne veut pas dire que mes cinq romans qui précèdent ces deux derniers ne se situent pas, eux, dans ce même espace circonscrit, bien au contraire. Mais, encore une fois, l’esprit de ces deux derniers romans et, je l’espère, de celui à venir, est singulièrement et amplement marqué par ces quatre mots : Avant Accra, après Cotonou.
Delikatessen, rapidement dit, se passe entre Lomé et Aného – dans Lomé, dans Agbodrafo (dénommé par son ancien nom de Porto-Seguro) et dans Aného. Un mouchoir de poche de quelques dizaines de kilomètres carrés. L’Océan, notre petit bout d’océan Atlantique, y est une ligne de frontière le long de et face à laquelle vont et viennent mes personnages. Laissons de côté l’histoire que j’y raconte, et retenons le cadre géographique, les paysages nocturnes, la vue et les sons de l’Océan, les végétations que j’y décris.
Perdre le corps, le roman que je viens de finir d’écrire (qui est un roman sur l’amitié, l’amour et le corps qui tombe malade et qui vous abandonne ), se déroule à Lomé, à Aného, à Grand-Popo (Bénin) ; puis, dans son dernier tiers, dans tout le reste du Togo. Mes deux personnages principaux prennent une voiture et, pendant une semaine à peu près, remontent le pays du sud au nord, jusqu’à la frontière de Senkansé, face au Burkina Faso. Je ne voudrais pas en dire plus quant aux épisodes ; je précise juste ceci que j’aimerais souligner : le Togo est vu et décrit physiquement tout au long des six cents kilomètres de parcours que mes personnages font. J’ai accumulé une connaissance géographique et paysagère de notre pays depuis mon adolescence. J’ai passé mes années de lycée à Dapaong, là-bas tout au nord. Pendant toute cette période, j’ai fait des allers et retour entre ces deux bouts du Togo. En mars 2017, en vue de ce septième roman, j’ai refait le trajet Lomé-Dapaong, quittant parfois la route internationale numéro 1 pour pénétrer à l’intérieur des terres à gauche ou à droite, allant visiter par exemple la ville de Tchamba ou le fameux pays Temberma. Je suis même allé voir Kpagouda, près de la frontière avec le Bénin. Donc Perdre le corps explore le Togo presque dans son entièreté. Je l’ai écrit en consultant sans cesse, outre les photos et les notes que j’ai prises pendant mon voyage, un atlas du Togo. Je dois être honnête et ajouter ceci : j’ai écrit un chapitre de ce roman en m’inspirant de photos de paysages du Nord prises par l’artiste plasticien togolais Sokey Edorh lors d’un voyage qu’il y a fait. Il les a publiées sur son mur facebook. J’ai écrit des phrases de mon roman en ayant ces photos sous les yeux. Je vois cet artiste développer un sens du paysage qu’il me semble possible de rattacher à mon propos d’aujourd’hui.
Question : Pourquoi cela ? Pourquoi une trilogie intitulée Avant Accra, après Cotonou ?
Je vous prie d’excuser par avance la prétention que semble exprimer la réponse que je vais donner à cette question. Je choisis de formuler la chose ainsi uniquement pour que vous saisissiez clairement ce que je pense des mots statut et fonction accolés à celui de littérature.
Donc.
Pourquoi je décris le Togo ?
Pourquoi mes romans décrivent-ils ainsi le Togo ?
La réponse est simple :
Parce que je veux créer le Togo. Parce que je veux fonder le Togo.
Eh oui !
Avant de vous étonner à juste titre d’une pareille présomption, accordez-moi quelques minutes pour que je me justifie, je vous en prie.
L’homme ne vit pas dans la nature, mais dans ce qu’il a créé, comme nous savons. Nous naissons dans les bras d’autres hommes et d’autres femmes, et nous mourons de même. Évidence. Dans le roman Perdre le corps, l’un des deux personnages principaux est un jeune agent immobilier – un démarcheur, comme nous disons plutôt au Togo. A travers lui, je développe le thème de l’habitat. Il n’y a véritablement d’habitat qu’humain. Les autres vivants se protègent ou s’abritent dans des trous, des tanières, des grottes, des refuges aléatoires. L’homme seul conçoit et se construit réellement une habitation, une demeure ; une maison. C’est l’obsession primordiale de l’homme : créer où vivre. Avoir un toit qui l’abrite, qui protège sa vie, qui le distingue, qui le réjouit… Sans habitation sur terre, l’homme est un désocialisé – un être quasiment hors humanité, même au cœur d’une grande ville. Et il ne peut rien accomplir de ses potentialités dans cette condition. Vous rendez-vous compte ? Sans un logis de quelques dizaines de mètres carrés, aucune jouissance pour ainsi dire du monde pour l’homme. Pas de maison, pas de famille.
Il faut donc créer au propre et au figuré le lieu où l’on vit – son pays. Je suis écrivain, et romancier. Pas un commerçant, ou un architecte, ou un médecin, ou encore un policier. Je crée ma part de pays avec mes romans.
Voilà une première étape, si je puis dire, de mes réflexions sur ce sujet qui nous intéresse aujourd’hui…. (Suite)
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