Comment je vois le théâtre togolais périr, par Rodrigue Norman

Un article du journal Le Temps sur le spectacle Ekatutu1 de Rodrigue Norman, le 19 juillet dernier,  a déclenché une salve de critiques de la part d’artistes qui accusent notre  journaliste Tony FEDA de diviser les artistes togolais voire de décourager les jeunes dramaturges. Un bout de phrase, « le théâtre a quasiment disparu au Togo » suscite ces réactions d’urticaire de la part de nos détracteurs nous reprochant de faire la politique politicienne. Le dramaturge Rodrigue Norman, qui s’investit corps et âme pour faire exister le théâtre au Togo depuis plus d’une décennie, répond à nos détracteurs. Sa tribune,  publiée sur sa page Facebook et titrée « Voilà notre théâtre ! », est illustrée par une photo du Foyer des jeunes d’Assahoun, lieu emblématique ayant accueilli toutes les éditions Festhef (Festival international du théâtre de la Fraternité) pendant les années 1990-2000. Le Foyer des jeunes appartient à l’Eglise catholique, mais il n’a jamais été achevé, les murs sont laissés à la dévoration de l’érosion. Tout comme de nombreux lieux institutionnels construits pendant le régime de Transition et tombés en ruine par la faute de Sélom Komi Klassou, ancien ministre de la culture et actuel Premier ministre. Lisez plutôt la tribune de Rodrigue Norman.

Comment je vois le théâtre togolais périr, par Rodrigue Norman

« Quand on veut noyer son chien, on l’accuse de rage » dit l’adage. Les personnes, et parmi elles des amis, qui s’offusquent de l’article de Tony Feda publié au journal en ligne « Le temps » (je partagerai l’article en question sur ma page juste après ce billet) ont-ils lu qu’il fait précéder du participe passé « disparu » de l’adverbe « quasiment »? ou n’ont-elles vu que ce qu’elles veulent voir ? Dans le dictionnaire, « quasiment » signifie « presque » ou « à peu près ». Sa phrase « le théâtre a quasiment disparu au Togo » signifie donc qu’il existe encore du théâtre au Togo et cela dans une moindre mesure et pas autant que lui, journaliste, et d’autres le voudraient aujourd’hui. Cette affirmation est incontestable au regard de l’effervescence qu’on a pu observer dans le théâtre des années 90 et 2000, et pour laquelle le FESTHEF a été pour beaucoup de choses. Même idée contenue dans la phrase « les acquis des années 90 et 2000 se perdent » exprimé dans un présent continuatif. A défaut d’avoir de hautes ambitions pour son pays, pourquoi vouloir interdire à l’autre d’en avoir ?

Il y a aussi ce discours qui voudrait instrumentaliser les jeunes qui font du théâtre au Togo à leurs corps défendant, pour régler des comptes je ne sais avec qui et pourquoi. Mais c’est sans compter que ces jeunes eux-mêmes qui commencent à voyager hors du Togo et à voir ce qui se fait ailleurs, affirment que ce n’est pas le théâtre qu’ils voudraient faire qu’ils sont en train de faire. « Ce n’est pas avec 50 000 F qu’on fait du théâtre professionnel » affirme l’un d’eux. Et on doit comprendre cela, nous sommes « quasiment » en 2020!

Comment peut-on défendre à l’échelle d’un pays l’existence d’un théâtre lorsqu’on n’a pas un seul fonds dédié à la création théâtrale ni de mécénat, le Fonds d’Aide à la Culture plus politique que culturel, se vante de n’être pas là pour la création mais pour la diffusion. Évitons de rire svp! Ne parlons pas de l’édifice théâtral, puisque certains ne nous imaginent que bons pour jouer dans la rue et à « tourner en rond » dans nos cases, si ce n’est dans les arbres, éclairés aux feux de bois qui d’ailleurs ne manquent pas de charme.

Alors, « que va-t-on diffuser? » Du vent? Et encore, si ce fonds joignait l’acte à la parole en diffusant réellement du vent, quelques graines têtues et inspirées pouvaient espérer germer! Mais quel dommage qu’au dernier partage du gâteau politico-culturel, les artistes de théâtre n’ont « quasiment » (le mot est pour la deuxième fois souligné à dessein) rien reçu pour diffuser leur spectacle, il semble que c’est par le cinéma que le Togo culturel veut s’imposer et relever les défis de son 21è siècle où tout se conjugue à tous les temps du PND (Programme National pour le Développement). Évitons de rire à cette énième boutade S.V.P! Incohérence totale d’un État en faillite au secours duquel volent quelques âmes mues on ne sait par quels desseins et qui, à défaut d’avoir un client fiable, honnête, constant et conséquent, l’Etat, n’hésitent pas à brandir des « corps à l’agonie » comme on brandit un trophée ou un excellent chiffre d’affaires. On fait référence à des spectacles de Joël Ajavon, de Marc Agbedjidji comme si on ne sait plus tout à coup d’où ces artistes trouvent de l’argent pour faire naître leurs créations. Trouve-t-on normal que « Si tu sors, je sors » de Gustave Akakpo et Marc Agbedjidji soit créé avec majoritairement l’argent français, joué uniquement dans un Institut Français au Togo ? Trouve-t-on normal que Joël Ajavon réinvestisse son argent gagné dans des résidences à l’étranger, des cours qu’il donne pour financer ses créations qui sont condamnées à ne jouer qu’une, deux ou trois fois ? Si oui, comment veut-on que ses spectacles atteignent la maturité dont a besoin toute création théâtrale ? Son festival de théâtre à la maison a-t-il eu lieu cette année ? De quel théâtre parlons-nous et qui existerait au Togo ? L’effort d’Ajavon, d’Agbedjidji, de Wilsi, de Ramsès, de Rodrigue Norman qui tous vivent principalement à l’étranger et de jeunes nouvellement arrivés dans le paysage culturel et qui n’hésiteront pas à emboîter le pas à leurs aînés, est à saluer mais ne suffit pas pour incarner ou révéler un véritable théâtre national au 21è siècle. Ajavon, quelques artistes et moi-même sommes lucides sur nos conditions de travail et reconnaissons volontiers nos propres limites et celles de notre travail.

Personnellement, pour pouvoir continuer à vivre et créer avec un minimum de dignité, de liberté et d’exigence, j’ai dû quitter le Togo et renoncer au théâtre en tant que profession pour embrasser un travail non-artistique. Mes derniers spectacles « Shitz » présenté au Centre Culturel allemand en 2015 et « Eka tutu 1″ présenté en 2017 » ont été financés par les modestes revenus issus de ce travail non-artistique que j’exerce à plein temps en Belgique. L’argent qui a servi à la création et à la diffusion de mes spectacles ces dernières années est donc belge, allemand, français et dans une moindre mesure togolais (merci à Mawuto Dick et son Espace Level). Et c’est le cas pour la plupart des créateurs togolais.

Or, aujourd’hui, parler de création théâtrale ne suffit plus pour rendre compte du phénomène théâtral devenu complexe, d’où la propension à préférer le terme « production » à celui de « création » qui n’est pas un simple jeu de mots. En effet, derrière le mot « production » se cachent bien des réalités à la fois économiques, structurelles, voire idéologiques et politiques mais l’économie l’emporte. Depuis le triomphe du capitalisme et l’ouverture des marchés au milieu du siècle dernier, une œuvre artistique ne se mesure plus simplement à l’aune du talent de l’artiste qui crée, mais aussi en fonction des moyens mis à la disposition de l’artiste pour la création et la diffusion de son œuvre. Ainsi sont apparus des métiers comme celui de chargé de production, de diffusion, de communication qui se sont ajoutés à celui de manager, agent ou impresario. Tout ce beau monde qui gravite autour de l’artiste travaille chacun à son niveau pour que l’œuvre soit créée dans des conditions optimales de confort, qu’une fois créée, elle soit le plus largement visible, et intègre le circuit de diffusion à la fois le plus convenable et le mieux rétribué. Se montrer prompt à parler du théâtre en termes de « création pure » (répétition et une ou deux représentations) et à brandir quelques tentatives isolées de productions cantonnées à la capitale alors qu’on parle d’un pays qui fait 56 600 km2 et 8 millions d’âmes, sans parler des sources de financement, des ressources humaines, occultant les problèmes d’infrastructures, de formation, de production, de diffusion et des conditions de travail des artistes, c’est contribuer au statu quo et à l’avancement du désert culturel au Togo; et on se demande à quelles fins?

En déclarant que la littérature africaine n’existe pas en marge du festival Etonnants voyageurs en 2003, ce n’est pas forcément que l’écrivain togolais Kossi Efoui soit devenu subitement amnésique ou renierait ses origines africaines. Il alertait sur l’impossibilité de défendre une littérature à l’échelle continentale sans que le continent en question investisse les moyens modernes dans la production et la promotion du livre et des écrivains. On pourrait dire la même chose du théâtre sans courrousser les gardiens de ce théâtre.

Rodrigue Norman, auteur dramatique

Pour rappel à certains et information à d’autres, je ne suis pas que critique de ce qui se fait sur le terrain et auquel j’ai modestement contribué, j’ai aussi proposé et initié des actions et voies alternatives pour le théâtre togolais, et ceci depuis des années, mais je dis et réitère que toutes ces voies alternatives, celles des autres et les miennes réunies, sont insignifiantes au regard du vaste champ délabré du théâtre togolais. Aucun galimatias ne saura me faire gober le contraire, et je (sujet périssable) ne suis pas le seul, heureusement! Il y a Tony Feda et d’autres qui, tout en faisant avec les moyens du bord leur travail, savent qu’un autre Togo, un autre théâtre et un autre journalisme sont possibles. Egbe nye dzan yi (ma parole se tasse provisoirement) pour laisser place à la photographie ci-dessous, montrant, le Foyer des jeunes d’Assahoun, haut lieu du théâtre des années 90. La photographie a été réalisée le 3 août 2019. Voilà notre théâtre!

Rodrigue Norman, dramaturge et metteur en scène togolais


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