C’est peu de dire que les Togolais ne regardent pas leurs dirigeants avec fierté. C’est encore plus dur pour l’écrivain d’écrire sur le Togo. L’écrivain togolais, Théo Ananissoh, l’un des auteurs qui expriment le mieux les problèmes de ce territoire aux contours de sang, décrit ici son malaise après la burlesque proclamation des résultats de la présidentielle 2020 par la CENI. « C’est quand vous voulez écrire un roman sur le Togo que vous mesurez à quel point le matériau est vil », dit-il. Théo Ananissoh est auteur de plusieurs romans dont Le soleil sans se brûler ( Tunis, Elyzad, 2015, 112 pp) et Délikatessen (éd. Gallimard, coll. « Continents noirs », 200 pages). Lire plutôt la chronique ci-dessous.
COMMENT ÉCRIRE SUR ÇA ?
J’étais jeune adolescent à Lomé, dans les années soixante-dix, quand des Dahoméens/Béninois fuyaient le régime révolutionnaire de Mathieu Kerekou pour se réfugier au Togo. Un de mes bons amis en classe de 6e au lycée de Gbényédzi était de ceux-là. Je lui rendais visite à la maison et m’étonnais de quelque chose de très étrange. Ils habitaient dans une maison en claies de bambous et de branches de palmier que nous appelons « honkpatcha » mais son père possédait une belle Citroën DS. La voiture était garée sous un abri dans la cour comme un bel objet tout neuf en plein dépotoir. Je ne comprenais pas. Plus tard, je me suis expliqué ce qui était sans doute un drame : un homme qui avait une bonne assise sociale (homme politique peut-être) fuit son pays à bord de sa DS avec sa famille et ne dispose plus de revenus pour se loger décemment dans son lieu d’exil.
Un de mes oncles maternels fut un militant fougueux du CUT, le parti de Sylvanus Olympio. Quand celui-ci fut assassiné en janvier 1963, mon oncle, par ailleurs grand vodouisant et craint de tous à Aného, se réfugia à Lokossa, en territoire dahoméen. Avec ses nombreux femmes et enfants. L’un de ceux-ci, mon cousin donc, plus âgé que moi, vint vivre avec nous à Lomé dans ces années soixante-dix. Il était et est toujours hâbleur comme son père. Il introduisit dans les conversations à la maison des échos de la vie politique du Dahomey rebaptisé Bénin. Il aimait raconter comment Kerekou avait fait son coup d’État en 1972 avec deux autres compagnons qui s’appelaient Janvier Assogba et Michel Aïkpé. Il contait l’assassinat d’Aïkpé comme s’il en avait été un témoin oculaire. J’avais quatorze, quinze ans et je découvrais la politique et ses crimes par la bouche de ce cousin. Il affirmait que Kerekou avait tué Aïkpé parce qu’il (Kerekou) l’avait surpris dans le lit de sa femme. Plus tard, au hasard de mes lectures, j’ai lu une autre version, plus proche de ce qui s’est passé entre Compaoré et Sankara – une rivalité pour le siège de président et un assassinat sommaire au cours d’un lâche guet apens.
Je ne suis donc pas susceptible d’idéaliser l’histoire politique du Bénin ni la figure de Mathieu Kerekou.
II
Dimanche 23 février, quelques heures avant la bouffonnerie d’une proclamation de « résultats électoraux » au Togo, tout à fait par hasard, j’ai regardé une vidéo sur YouTube. Il y a quelques mois, j’avais vu une autre vidéo où le juriste béninois Robert Dossou livrait une conférence sur le rôle d’une Cour constitutionnelle dans un État de droit. Brillant propos. Je suppose que c’est ce qui fait que YouTube, ce dimanche 23 février (comme un clin d’œil ironique au Togolais en attente inquiète), m’a suggéré une vidéo où le même Robert Dossou, cette fois, répondait aux questions de deux jeunes journalistes au sujet de la Conférence nationale du Bénin en 1990 dont il fut l’un des acteurs clé. Admirable propos encore une fois. Jouissance intellectuelle. Au passage, vers la fin de cette trop courte demi-heure de conversation, cet homme de haute qualité intellectuelle a dit des phrases qui m’ont servi de protection contre les inepties qui allaient être déversées sur les Togolais quelques heures après : « C’est à coup d’Histoire que j’ai convaincu Mathieu Kerekou. Il était tellement intéressé que moi je ne travaillais plus à mon ministère. Quand il arrivait à son bureau le matin, il m’appelait. On se mettait face à face. On discutait de l’Histoire. La Marche de Mao Tse Tung, la construction de l’État aux États-Unis, la construction de l’État en Angleterre, la construction de l’État en France, en Prusse. (…) L’après-midi, quand il revenait, il m’appelait encore. On restait là jusqu’au soir.»
Qu’aurait été mon moral dans la nuit du dimanche 23 février si je n’avais pas vu et écouté par hasard Robert Dossou dans l’après-midi ? Il me semblait que cette interview s’adressait avant tout à nous, Togolais. Il me semblait que cet homme, en creux, pensait à nous au Togo pendant qu’il parlait. Notre histoire est inouïe, nous le savons. L’assassinat d’un premier président dans des circonstances obscures, dans l’enceinte même de l’ambassade des USA. Plus d’un demi-siècle d’une dynastie tout à fait unique et inique dans la sous-région. Trente années de sacrifices inlassables pour s’en débarrasser ; en vain, bien au contraire. Malgré tout cela, j’ai été, je l’avoue, surpris de voir et d’entendre ce qui s’est passé dans la nuit de ce dimanche 23 février 2020. Surpris par ce qui s’était passé la veille. Par la farce électorale à l’intérieur du pays. Par ces bourrages d’urnes sans aucune honte ni gêne, en plein jour, sous le soleil. Par cette totale absence d’imagination dans le crime. Par l’impudence bornée de ce pourcentage de suffrages invraisemblable qu’on s’attribue – plus c’est gros, plus ça passe, avait-on dû penser en grand psychologue des foules. Depuis trente ans, nous avons été habitués à tout de la part de ce régime ; mais je suis sûr que, malgré cela, les Togolais ont été sidérés de ce que ces gens ont encore osé faire – et c’est l’effet psychologique qu’ils recherchaient.
III
Le rapport avec le Bénin et les propos de Robert Dossou ?
Au cours de cette « campagne électorale », des recteurs d’université ont mis une casquette et un t-shirt de militant pour aller louer au village le totem au pied duquel ils ont déposé leurs diplômes, leurs connaissances et toute l’éthique intellectuelle dont ils devraient être les précepteurs scrupuleux. Robert Dossou, dans son interview : « Beaucoup d’intellectuels sont à la base de beaucoup de déviances sur le continent africain.»
Kerekou, né dans un village du nord du Bénin en 1933, fut, comme le Voltaïque Sangoulé Lamizana ou le Nigérien Seyni Kountché, de ces soldats de l’armée coloniale française en Afrique. De ces Africains au moyen desquels, depuis le 19e siècle, le colonisateur a conquis l’Afrique. Une formation sur le tas, au fur et à mesure des besoins de la politique coloniale. Des hommes formés au métier des armes par un pays qui n’est pas une patrie pour eux. Des hommes utilisés contre eux-mêmes. Des mercenaires, en termes stricts. Beaucoup devinrent des « présidents » dans les nouveaux États africains dits francophones. Nous avons eu le nôtre au Togo. Mais les propos de Robert Dossou établissent une certaine différence entre Kerekou et le nôtre. En juillet 1989, Robert Dossou et un de ses collègues, enseignants tous deux à l’université, demandent une audience à Mathieu Kerekou afin de lui « conseiller » de mettre fin à cette histoire de marxisme-léninisme – marxisme-léninisme que plus tard Kerekou lui-même, (re)devenu croyant et même pasteur évangéliste, qualifiera de « foutaise ». (Une « foutaise » au nom de laquelle des gens ont été tués et contraints à l’exil.) Kerekou insiste ensuite pour nommer Robert Dossou ministre des Affaires étrangères. Ce beau souvenir de R. Dossou que j’ai cité ci-dessus : « Quand il arrivait à son bureau le matin, il m’appelait. On se mettait face à face. On discutait de l’Histoire… » Romanesque. Cinématographique. L’appétit de savoir de Kerekou dit quelque chose que quelqu’un d’autre n’a pas : l’aptitude à transcender. On la possède soit par une disposition innée, soit par l’éducation. En vérité, il faut de l’éducation même quand c’est inné, tout comme un talent quelconque (sportif ou artistique) doit être éduqué, guidé, formé afin de fructifier pleinement sans risque de gâchis. Qu’est-ce transcender ? Se dépasser. Dépasser la matière que nous sommes aussi. S’élever au-dessus de soi. Se faire supérieur à soi-même. Être torréfié, comme la feuille de tabac ou le grain de café qui, pour devenir fin, aromatique et délicieux, doit être calciné à un certain point. La liberté, c’est le dépassement de soi, individuel et collectif. Ne nous payons pas de mots. Quoi de plus fruste et grossier que de régner par la force des armes ? Quoi de plus primitif que de menacer de tuer l’autre s’il ne se met pas à genoux devant notre volonté ? Vie de bête ! L’homme a un cerveau qui s’offense de tout ce qui l’avilit. Comme dit Blaise Pascal, « un arbre ne se connaît pas misérable ». L’homme, lui, sait qu’il l’est quand il est misérable ; et c’est pourquoi depuis trente ans, les Togolais protestent et manifestent.
Robert Dossou parle de liberté dans cet entretien. Les journalistes – gens nés ou grandis dans le renouveau démocratique – lui demandent, sceptiques : qu’a gagné le peuple béninois de cette Conférence nationale ? Robert Dossou s’exclame : « La liberté ! La liberté intégrale pour le peuple, un point un trait ! » Vivre libre, c’est vivre comme des humains, conformément à ce qu’exige la complexité de notre cerveau. Dictateur, satrape, tyran, c’est vouloir une situation inférieure à ce que peut l’esprit humain ; c’est faire le porc.
Kerekou, qui n’a pas eu l’opportunité d’accomplir un parcours scolaire et universitaire, en invitant Robert Dossou à des conversations intellectuelles, démontre une disponibilité à transcender. Jacques Foccart, qui n’est sûrement pas étranger à la tentative de coup de force d’un groupe de mercenaires contre le régime de Kerekou en 1977, a dit de lui : « Kerekou est loin d’être sot. » Allez lire dans ses mémoires ce que ce même Foccart dit de tel autre Africain qu’il a placé au pouvoir.
Je regrette toujours que Kerekou ait substitué le nom Bénin à un mot lourd d’Histoire, un mot dense comme Dahomey. Passons. Mais, à son sujet, les Béninois n’ont pas le jugement aisé comme nous à propos du père et de son fils. Depuis 1967, il n’y a aucune transcendance chez nous, donc aucune possibilité véritable d’une écriture romanesque sur le demi-siècle écoulé en pure perte. Il n’y a au Togo aucun juriste de haute qualité pour se souvenir, avec une satisfaction de l’esprit, de conversations avisées avec le dictateur à propos de l’Histoire, de la construction de l’État en Angleterre ou en Prusse. C’est un défi. Que ceux qui ont pu avoir de telles conversations avec le père ou le fils sortent du bois et démentent. Quand, professeurs de droit, on vous réduit à annoncer devant des caméras des scores électoraux frauduleux et insensés – vous livrant ainsi à l’hilarité méprisante de tous –, vous ne pouvez pas avoir de souvenirs politiques de quelque valeur intellectuelle que ce soit. Pour que Robert Dossou, à 80 ans, puisse se souvenir ainsi de Kerekou devant de jeunes journalistes admiratifs, il faut qu’il ait été un homme et non un pion devant Kerekou et qu’il ait eu avec celui-ci des échanges dignes du cerveau humain. Les pitres qui, au Togo, proclament des victoires électorales frauduleuses sont tués, assassinés sous nos yeux, en direct. N’importe quel Togolais les méprise, au lieu d’être respectueux et admiratifs de leurs capacités intellectuelles. Quel étudiant peut respecter son recteur qui fait le bouffon en casquette et t-shirt à la gloire de l’usurpateur ? Dès lors, comment ne pas voir le suicide dans lequel ces types nous entraînent ? Si l’étudiant méprise moralement son professeur, n’est-ce pas que nous marchons si j’ose dire la tête en bas ? N’est-ce pas comme si un fils méprisait son père ? Qui peut sortir indemne d’une pareille situation ?
L’un d’eux a même osé dire que Mgr Kpodzro était un homme « en fin de vie ». Quel vivant ne l’est pas à chaque instant ?
Il est temps de le dire ouvertement. Le Togo est un pays intellectuellement et moralement très indigent – en dépit de quelques figures rares qui sont comme des corps étrangers dans cet océan inepte. La cause en est l’avènement funeste qui eut lieu en 1967. L’homme, alors, a commencé d’être détruit, piétiné, effrayé. Regardez le ballet des courtisans à l’heure actuelle. Des gens a priori instruits qu’on envoie faire la pute sur les médias alors que leurs enfants, leurs jeunes frères et sœurs crient une aspiration à quelque chose qui nous transcende et nous ennoblisse en tant que collectivité humaine. Regardez leur conduite à l’égard d’un homme de 90 ans. L’un d’eux a même osé dire que Mgr Kpodzro était un homme « en fin de vie ». Quel vivant ne l’est pas à chaque instant ?
C’est quand vous voulez écrire un roman sur le Togo que vous mesurez à quel point le matériau est vil. Le sujet vous salit, vous tire vers le bas, vous oblige à décrire des personnages sans motivation d’esprit. Une conversation d’idées entre Kerekou et Robert Dossou impose d’écrire du sublime. Le romancier doit s’instruire au préalable en droit, en histoire, en sociologie, en philosophie afin de pouvoir produire un dialogue de haut vol. Mais écrire sur ces régnants du Togo ? Qu’est-ce qui les motive ? Des gens qui tuent un gamin en pleine rue… Qui bourrent des urnes (progrès, parce que en 2005, ils s’emparaient carrément des urnes et s’enfuyaient)… J’exprime ici un souci d’écrivain. La tâche ardue d’écrire une fiction sur un pays dont les régnants sont sans aucune motivation d’esprit, dont les actions ne signifient aucune intention élaborée. Comment écrire sur des universitaires qui dansent pour avoir un poste ? Comment créer des personnages de roman à partir de gens aussi abjectement prosternés ?
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