Statut et fonction de la littérature en Afrique, c’est ainsi que se décline le thème de la conférence de Théo Ananissoh dans le cadre de la 3ème édition de la Foire internationale du livre de Lomé (FI2L) le 7 novembre dernier.
Voici la troisième partie.
Statut et fonction de la littérature en Afrique (Partie III)
Elle ne suffit pas, bien sûr. Il en faut plus car l’affaire est sérieuse.
Si vous avez un terrain (un lot comme nous disons ou simplement un champ), et que vous n’y projetez pas votre esprit et votre imagination, que se passe-t-il au fil des ans ? La nature en (re)prend possession tout doucement. Les mauvaises herbes l’envahissent, les eaux des pluies s’y accumulent calmement saison après saison, de petits vivants de toutes sortes s’y installent ; pire, d’autres humains sont tentés de vous le confisquer si par chance et malchance à la fois il y pousse ou s’y trouve des choses qui suscitent leur convoitise. Nous savons cela, n’est-ce pas ? Le sol que vous ne labourez pas de votre esprit et de votre imagination vous échappe, il est susceptible de vous être arraché ou volé.
En revanche, quand votre esprit y fait et y conçoit un lieu de vie, votre propriété dudit lieu devient effective et définitive. Vous vous y enracinez. Vous le culturalisez. Vous le recréez.
Laissez-moi le redire d’une façon peut-être plus littéraire : Allez en Suisse. Ou au Japon. Ou en Allemagne. Ou vous voulez. Vous ne trouverez pas un coin de chacun de ces pays, vous ne trouverez pas un lac, pas une montagne, pas un fleuve, pas une belle étendue de plaine, pas une forêt, pas une île, pas même le ciel au-dessus des têtes ou un horizon que des natifs de ces pays-là n’ont déjà célébré par de multiples oeuvres littéraires et artistiques au fil des siècles.
Aucun non-Suisse n’apprendra à un Suisse ce qu’il faut sentir et aimer de son pays. Vous venez, vous admirez et vous repartez dire chez vous : Ah ! Les lacs suisses sont beaux ! Vous ne pouvez pas faire découvrir aux Suisses eux-mêmes ce que sont leurs paysages, leur géographie, leurs saisons et ainsi de suite. Leurs poètes, leurs artistes les ont sublimés depuis longtemps. Les enfants sont éduqués à percevoir cela.
Cela veut dire quoi ?
Que les Suisses ont le titre foncier de leur pays !
J’ajoute : dans leurs langues maternelles. En octobre et novembre 1884 (il y a 135 ans), au tout début du protectorat allemand sur la côte de ce qui deviendra notre Togo, un journaliste allemand du nom de Hugo Zöller parcourt notre littoral et décrit ce qu’il y voit. C’est la première véritable description littérairement proche de mes intentions de ce que je nomme Avant Accra, après Cotonou, cet espace géographique qui nous habite et que nous habitons,
ce petit morceau de la planète auquel vous vous référez où que vous soyez quand on vous demande : d’où venez-vous ?
Nous n’avons aucun héritage écrit lointain au sujet de notre Togo, ce cadre physique où nos ancêtres se sont succédé au fil des siècles. C’était comment avant le passage et le regard des premiers voyageurs européens ? Comprenez-vous pourquoi quelques États européens ont pu conquérir entièrement l’Afrique à la fin du XIXè siècle ? Ce n’est pas seulement une question de supériorité relative sur le plan des armes et de l’organisation socio-politique. Non. Sur cette terre, parmi les hommes tels qu’ils sont, il ne suffit pas d’être dans un lieu pour en être le propriétaire sûr et assuré ; il vous faut nommer ce lieu. Le (re)créer avec des mots. Le remplir de mots. Occuper le terrain. Ne laisser à autrui aucune possibilité de discours gagnants sur vous, votre lieu de vie, vos mœurs et habitudes. L’autre ne doit pas pouvoir vous dire avec assurance et autorité. Il vous faut énoncer à vous-même ce que vous êtes à vos propres yeux, ce qu’est votre lieu de vie dans votre âme. Par écrit.
L’ouvrage de Hugo Zöller que j’évoque est très instructif. Il est très précieux de signification pour nous, Togolais. Ce n’est pas qu’une simple description de ce qu’il voit. Avec cet ouvrage, pour la première fois, une topographie de l’espace côtier jusqu’au-delà du Lac Togo (qui lui doit ce nom – en allemand Togo-See) est plus qu’esquissée. La carte du territoire. La chose et la représentation graphique de la chose. Les descriptions de Hugo Zöller sont topographiques, mais aussi culturelles, historiques, paysagères, climatiques, etc. Mesdames, messieurs, c’est une saisie mentale de l’autre.
Puisque nous maîtrisons l’écriture désormais, nous devons écrire l’Afrique. Nos Afriques. Nous devons dire à nous-mêmes comment nos lieux et nos paysages sont à nos propres yeux, à notre propre âme, et comment nous y vivons au fil du temps qui s’écoule. C’est ainsi que nous créons le pays et que nous le transmettons à ceux qui nous suivent. C’est ainsi que nous empêchons, que nous interdisons à quiconque venu d’ailleurs de nous dire ce qu’est notre propre pays.
J’arrive presque à la fin de mon propos.
J’ai défini en creux les mots essentiels du sujet posé en y répondant, je crois. Je voudrais reprendre cela explicitement : Statut veut dire position, situation d’une chose ou d’un être dans un cadre ou un contexte donné. Fonction signifie : rôle. J’ajoute : rôle non assigné mais aptitude irrésistible et intrinsèque de la littérature à accomplir sa vocation quelles que soient les intentions des hommes. Et est littérature un énoncé dont la raison première ou le motif gagnant si j’ose dire n’est pas utilitaire mais de l’ordre de la sensibilité. Ne nous fatiguons pas : ce qui n’est pas littérature est destiné à l’oubli. Question de temps. Il y a quelque chose dans la création artistique qui, le cas échéant, existe malgré ou contre l’artiste lui-même. Quand il y a art, sa vérité est autonome et distincte de celles des hommes.
Observez bien, s’il vous plaît, où je me situe exactement. (Je poursuis ainsi la définition de la littérature que je viens de donner.) Je ne me tiens pas à côté de la table de travail de l’écrivain pour lui dire : « écris ceci et vise tel objectif ». De quel droit ? Non. Je suis en 2060, assis dans une bibliothèque où sont rassemblées les œuvres, toutes les œuvres littéraires produites par des Togolais en un siècle d’”indépendance” (c’est dans quarante ans !) et je dis de cette littérature centenaire : voilà notre avènement et notre présence au monde en tant que Togolais. Un siècle de littérature togolaise ! (Donc, tout à l’heure, lorsque j’osais affirmer que je voulais créer le Togo, j’entendais par là non pas moi, individu, mais l’écrivain en moi, le principe littéraire à travers moi, et à travers vous, autres auteurs togolais !) Comme partout ailleurs, nous créons nous aussi une littérature au Togo qui, en même temps, nous crée. L’homme construit sa maison qui, en même temps, l’humanise en l’arrachant à une vie fruste comme celle d’une bête dans la nature. L’humain vit dans ce qu’il a créé, ai-je dit. Il se crée lui-même. C’est tout à la fois sa force et sa faiblesse inouïes.
Bref, en un mot comme en mille : la littérature fonde l’humanité – permettez-moi cette grandiloquence. Les œuvres artistiques d’une manière générale. C’est cela leur statut et leur fonction intrinsèques, quasi indépendants de vous et moi…. (Suite)
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