Edem Kodjo ne va pas bien. L’ancien Premier ministre serait victime d’un accident vasculaire cérébral et hospitalisé dans un hôpital de Paris. Depuis quelques jours, les réseaux sociaux bruissent de spéculations sur son état de santé, et de polémiques sur sa carrière. Sportif , alerte et vif malgré son grand âge, voir Edem Kodjo alité suscite de vives inquiétudes alors qu’il met la dernière main à ses mémoires, fait majeur dans l’histoire du Togo. Le Temps en ligne revient sur son interview accordée en février 2019 dernier au bi-hedo l’Alternative, signe de sa ré-implication dans la vie politique pour dénouer la crise.
Le débat sur la crise politique togolaise vole souvent au ras des pâquerettes que, dans cette confusion, dans ce capharnaüm qui laisse et sans espoir le citoyen lambda, nous échappent des interventions de qualité, celles qui font sens et qui laissent penser que tout n’est peut-être pas encore perdu pour le pays de Sylvanus Olympio. L’interview de l’ancien Premier ministre Edem Kodjo fait partie de ces sorties. Elle n’est pas passée inaperçue, loin de là : elle est malheureusement tombée dans la cohue, folle, bête et méchante, caractéristique du débat national. La raison principale en est la personnalité du « sage », 81 ans, la plus longue expérience politique accompagnant depuis cinquante les Gnassingbé au pouvoir.
Personnalité sulfureuse. Edem Kodjo : un destin contrarié. Un être de paradoxes. Et pourtant : une brillante réussite personnelle pour un parcours politique et une carrière internationale exceptionnels, une immense culture intellectuelle. Son plancher ? Le plafond de la plupart des hommes politiques togolais. Mais à voir le CV et son impact sur le destin de pays, les réactions d’urticaire qu’il suscite dans les milieux populaires, le mercure de la popularité avoisinant les basses températures des régions arctiques, on conclut forcément à un bilan en trompe-l’œil : négatif. Forcément négatif ? Haï voire méprisé par bon nombre de ses concitoyens, adulé par certains, Edem Kodjo, c’est le moins qu’on puisse dire, ne laisse personne indifférent. Fourrier du panafricanisme, nationaliste par endroits, on le taxe pourtant d’être un agent de « l’étranger dominateur ordonnateur de la politique africaine », pour utiliser une expression chère à son ami l’historien Atsutse Agbobli.
Si, sur le théâtre politique national, on ose passer l’éponge sur le tour de passe passe juridico-politique à l’issue duquel il chipe la primature à l’opposant Yawovi Agboyibo en 1994, et d’avoir ainsi tous les deux ruiné l’espoir d’un changement de régime, son second premier ministère en 2005 sous Faure Gnassingbé, après avoir servi le général Eyadema, est moins pardonné. Cette récidive passe pour une vraie traitrise ; cette vision infernale du politique et de l’intellectuel donnant sa main pour relever un Faure Gnassingbé enlisé dans sa sanglante succession monarchique, dégoûte. Ce trait de personnalité d’un politique 17ème siècle européen, un Machiavel au service des Dracula des tropiques peut révulser et le faire passer plutôt pour un carriériste qu’un homme de vision, un adepte de la combinazione qu’un véritable homme doté du sens de l’histoire.
Mais l’on ne peut aborder la politique avec manichéisme, un monde peint en blanc ou noir. La politique n’est pas simple car la réalité est complexe. Le tableau que l’on dresse de Kodjo peut paraître trompeur : les lauriers qu’on lui tresse ; les détestations recuites qu’on lui voue ; le bilan de son parcours politique. En fait, il n’y a pas de certitude sur le cas Kodjo, sa place dans l’histoire du Togo et de l’Afrique. Tout semble inachevé, imparfait, dans sa vie. Même sa bio écrite par Venance Konan laisse cette impression d’une bouteille à moitié vide. Son passage à l’OUA a été brutalement interrompu par l’affaire du Sahara Occidental et le lâchage d’Eyadema, tandis que le premier ministère qu’il a exercé deux fois a fait long feu- à peine deux ans pour la première fois, et 12 mois pour le second-, insuffisant pour réaliser un vrai projet politique.
Edem Kodjo c’est près de cinquante années d’expériences politiques fichées dans le long règne du clan des Gnassingbe Eyadema. Il n’était pas qu’accompagnateur, il fut aussi chef d’orchestre ou éminence grise. Il a accompagné le soudard Etienne Eyadema dès le début, amenant dans son sillage tout un bataillon de cadres togolais restés en France au lendemain de l’assassinat de Sylvanus Olympio. Une volonté manifeste de rebâtir le Togo. En toute bonne fois. En dépit de son immense culture, Kodjo éprouvait de l’admiration pour le despote d’opérette inculte qu’est Eyadema. Puis il s’est opposé au général, avant de se rabibocher avec lui, d’aller au secours de son fils Faure au lendemain de la chaotique présidentielle de 2005,… à l’instigation du président nigérian Olusegun Obasanjo… avant de s’opposer aussi au fils. Une opposition à fleurets mouchetés depuis 2014, dit-on dans son entourage, quand ouvertement il demande les yeux dans les yeux à Faure Gnassingbe de renoncer à un troisième mandat.
C’est à la lumière de cet aperçu de l’expérience de cet homme politique, à la lumière d’une expérience faite d’entrisme, d’opposition, de constitution de réseaux, de décisions controversées, qu’il faut lire l’interview d’Edem Kodjo accordée au bi-hebdomadaire L’Alternative. Une pierre dans le jardin de Faure Gnassingbé, un coup de poignard, un pavé dans la mare. Cette interview mérite qu’on fasse justice à Edem Kodjo.
La démocratie, pas une panacée pour Edem Kodjo
L’interview se décline en trois parties : la première partie concerne l’actualité de la RDC et la médiation d’Edem Kodjo ; la seconde porte sur la querelle du franc CFA et la dernière sur la crise togolaise.
Sur le Congo, Edem Kodjo salue l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi, et le partage du pouvoir avec Joseph Kabila. Avec ce « deal », ce dernier «est rentré dans l’Histoire en faisant triompher l’alternance depuis 60 ans», selon l’ancien secrétaire général de l’OUA. Médiateur dans la crise congolaise, Edem Kodjo essaie même de tirer la couverture à lui en se faisant passer en filigrane pour l’auteur de «cet accord à l’africaine» entre les hommes politiques RD congolais. Chose extraordinaire : lui, le catholique, une quasi grenouille du bénitier très implantée dans le saint des saints de l’Eglise du Togo, désavoue, en passant, la CENCO, l’organisation catholique dont le monitorage électoral devrait pourtant inspirer bien de sociétés civiles en Afrique, un continent spécialisé dans les mascarades électorales. Pour Kodjo, la CENCO n’avait pas à se mettre dans une «situation de concurrence avec la CENI»- il dit même que « ce n’est pas admissible ».
Que Kodjo fasse l’éloge du «deal» des Keyser Söze et des Scarface RD Congolais, d’un accord inspiré certainement de House of cards et Game Of Thrones, qu’il loue cette conspiration contre le peuple faisant peu de cas de la démocratie, choque. Un tel cynisme de sa part, qui prend un écart avec la vérité, la vérité des urnes, en réécrivant l’histoire qui s’écrit, un tel déni du suffrage populaire, ne s’inscrit en réalité que dans sa conception du pouvoir : le despotisme éclairé.
Kodjo a une vision holistique de la situation RD congolaise. Il faut remonter dans son histoire littéraire, Et demain l’Afrique, et sa Lettre à l’Afrique cinquantenaire, pour comprendre son cynisme quant à la situation de la RDC. Kodjo voit l’Afrique comme un continent faible livré à la dévoration gourmande des puissances étrangères. La RDC, plus de 2.000.000 km2, une mosaïque de populations, des frontières incontrôlées, une situation intérieure explosive, l’Etat quasi inexistant, est représentative de cette hantise de l’ancien premier ministre togolais. L’absence d’Etat, d’un Etat fort- dans la conception bismarckienne ou de Mao Tse-Tsoung du terme – est à l’origine de cette domination. Et pour Kodjo, le primat de la construction d’un Etat fort l’emporte sur tout le reste. On oublie souvent qu’avant l’invasion économique actuelle du continent par la Chine, une partie fort importante de l’intelligentsia du continent était émerveillée par Mao.
L’ennui : Si Bismarck a su créer un Etat fort, protecteur et quelque peu respectueux des libertés, d’un état de droit à orientation démocratique avérée, bâtisseur d’une économie industrielle puissante, on en est très loin dans le cas de la RDC, où un régime despotique a permis l’éclosion d’un Etat patrimonial, avec la constitution d’une oligarchie pilleuse, à l’aide d’une pieuvre mafieuse internationale. En vrai, ce sont les dirigeants de fait d’un Etat de fait qui déglingue l’Etat
Sortir du Franc CFA
La seconde partie concerne le CFA, sujet polémique s’il en est qui alimente l’actualité. L’ancien président de la CPP reconnaît implicitement le caractère anormal du CFA, une monnaie commune à 14 pays africains gérée par le trésor français. Situation néocoloniale évidemment inacceptable pour le panafricaniste qu’il est supposé être. Mais pour Edem Kodjo, la polémique n’a pas lieu d’être, la question du CFA persiste à cause du manque de « volonté politique » des pays Africains, sinon elle trouverait SA solution dans l’ «éco», la monnaie rêvée de la CEDEAO dont la création est prévue de longue date mais sans cesse reportée.
En réalité, M. Kodjo n’y croit pas beaucoup à cette arlésienne, véritable serpent de mer, qui n’arrive pas à se concrétiser justement du fait de l’existence du franc CFA. En 2012, lors du colloque de Pax Africana sur la renaissance africaine, M. Kako Nubukpo, fourrier de l’abolition du CFA, n’a-t-il pas déjà déclaré que les Etats de l’UEMOA constituaient le handicap à l’union monétaire de la CEDEAO ? On comprend dès lors que le manque de volonté politique n’est pas qu’une « question de servitude volontaire » ou qu’il suffise de dire « il y a qu’à », « faut qu’on » pour que l’union monétaire se fasse. En filigrane, ce que souligne Edem Kodjo, et qu’il se refuse malgré son grand âge de dénoncer ouvertement, c’est qu’il y a bien une main étrangère qui maintient sous son joug les pays africains et les empêchent de se débarrasser de cette monnaie néocoloniale.
« Un pacte national » pour sortir de la crise togolaise
La dernière partie de l’interview concerne le Togo, un sujet jamais abordé depuis son départ de la primature en 2006 et la création de la Fondation Pax Africana. Question jamais abordée mais qui lui revient sans cesse en pleine bouille chaque fois qu’il se prononce sur la situation africaine. En 2015, la société civile burkinabé refuse sa médiation dans la crise née du putsch de Diendéré, sous prétexte qu’il serait au service du régime togolais honni, et en 2017, son passé d’ancien premier ministre du Togo ne lui a pas facilité la tâche dans la médiation RD congolaise. C’est dire que tout en refusant de se prononcer publiquement sur la situation intérieure, Edem Kodjo se fait toujours rattraper par l’actualité. Et au Togo, c’est à lui que le journal La Lettre du continent imputa la création du parti UNIR en 2013. Une fausseté, tout comme les considérations mythiques autour de son poste de conseiller de Faure Gnassingbe avec rang de ministre d’Etat. « On a beau se tenir en marge et choisir de ne plus se mêler de politique politicienne mais on se rend compte que le pays est là ! » dit-il à l’Alternative
Sur la situation du pays, et dommage que beaucoup ne l’aient pas remarqué depuis- la légende précédant l’homme, Edem Kodjo marqua sa différence avec le régime. Il condamne fermement et sans ambiguïté la gestion de la crise par Faure Gnassingbe.
« Le combat pour la démocratie et l’alternance mené depuis 1990 ne semble pas aboutir jusqu’à ce jour. Il faut consacrer une réflexion approfondie aux causes de cette étrange situation. Vous savez, la situation actuelle de notre pays a été aggravée par les événements du 19 Août 2017. Devant ces événements, une analyse sans complaisance s’imposait. Au lieu de cela, une réaction inappropriée prévalut. L’option sécuritaire l’emporta. On a pensé qu’il suffisait de maintenir l’ordre par la répression« , confie-t-il au bi-hebdo L’Alternative.
Avant d’ajouter : « Une attitude plus ouverte, je dirai plus politique, c’est-à-dire plus tournée vers le dialogue aurait permis de désamorcer la crise mais ce ne fut pas le cas« .
De même, il a été sans ambages avec l’attitude de la CEDEAO, vue par lui comme « désastreuse » et qui empirait la situation du peuple togolais :
« [La CEDEAO] n’a proposé que des solutions boiteuses, inappropriées et iniques. Comment peut-on fixer une date pour des élections alors que la feuille de route acceptée de tous, indiquait comme préalable à toute consultation électorale, l’adoption de réformes… j’y perds mon latin« , dit-il.
Son amertume quant à l’attitude de la CEDEAO est infinie. Il la prend pour une trahison, d’autant plus qu’en 2005, cette organisation avait eu recours à lui pour éteindre le feu en le sollicitant, par l’entremise d’Olusegun Obasanjo, pour conduire le gouvernement. Selon des sources dignes de foi, ce qui explique aussi la déception de nombre de politiques togolais, – ce que Obsanjo confirmera lors du regain de la crise en août 2017-, il était question que Faure Gnassingbe fasse deux mandats et débarasse le plancher.
Le triomphe que le camp présidentiel montre à la suite des législatives ? «Une victoire à la Pyrrhus » qui ne règle pas du tout la crise voire l’exacerbe plutôt. L’alternance est une « donnée partagée par la majorité du peuple togolais », dit Kodjo, et le tout sécuritaire et la fraude électorale passent pour des mesures provisoires, une « chimère » même.
La solution à la crise ? Elle passe par une réinvention de la contingence, « un pacte national ».
« L’espérance d’une victoire totale d’un camp sur l’autre est une chimère. Il faut trouver le moyen d’aboutir à un consensus voire un ‘’pacte national’’ que des élections transparentes et équitables viendraient consolider« , souligne l’ancien Premier ministre.
S’il n’a pas précisé les linéaments de ce pacte national, le discours subliminal supposerait l’entente des politiques de tous bords sur l’organisation du pays contre la domination étrangère, laquelle organisation passerait nécessairement par une orientation avérée vers un développement national guidé par le souci d’un partage des ressources tendant vers la réduction des inégalités. Et un tel accord ne peut passer que par l’absolution des actuels dirigeants togolais. Il passerait aussi sur l’entente d’une Transition devant permettre de remettre le pays sur les rails.
En grand connaisseur de l’histoire de l’Occident et du monde, Edem Kodjo sait que le modèle démocratique de type libéral ne s’est construit que sur des siècles d’exploitation des peuples par des régimes autoritaires, qui plus est ont bâti leur opulence séculaire sur le pillage et la soumission des autres continents. Et la démocratie en Afrique, exception faite de quelques rares cas, ne se résume qu’à un électoralisme, jeu ludique par lequel, à l’aide de la ruse et de la force, on assiste à la saga des rois médiocres « choisis » par des populations analphabètes et pauvres, enivrés au doux vin du tribalisme.
L’ idée du « pacte national » s’inspire de l’histoire africaine. La domination du continent par l’Occident, la mainmise de la France sur les pays africains ne s’expliquent en réalité que pas les divisions internes des pays. «Si nous sommes divisés, l’ennemi s’infiltre/Dans nos rangs pour nous exploiter », chante l’hymne du parti unique RPT, parti fondé par…Edem Kodjo. Le génocide rwandais, la guerre civile angolaise, les guerres congolaises, ont été ou le sont à l’instigation des puissances dominatrices. Des désastres qui auraient pu être évités si ces pays, pendant les moment cruciaux de leur histoire, avaient su réaliser l’union sacrée.
L’interview à l’Alternative constitue un tournant dans la troisième ou la quatrième vie d’Edem Kodjo. Elle marque sa rupture avec Faure Gnassingbé, et ouvre des perspectives à l’opposition togolaise quant à la voie à suivre.
Certes, l’idée d’une alternance qui ferait fi de la volonté populaire peut susciter une vision d’horreur de la part d’un démocrate. Edem Kodjo pourrait même passer pour un naïf en ce qui concerne ce pacte national. Il ignorerait la quiddité même du régime en place, une espèce de mafio-junte dont la seule ambition reste l’accumulation compulsive des biens.
Mais l’idée d’union, partant de ce principe du don, du fait d’occulter ses intérets personnels et partisans pour l’intérêt général, ce qui a tant manqué autant au parti au pouvoir qu’à l’opposition togolaise; cette idée d’une coopération même en politique pour se tourner vers l’ennemi commun dominateur, est fondamentale pour commener le grand débat sur la gestion de la cité.
Cette vision de la crise togolaise est-elle nouvelle chez l’ancien Secrétaire général de l’OUA ou s’agit-il d’une évolution d’un homme qui a passé son temps à se ferrailler pour prendre la place d’adversaires qu’il jugeait médiocres ? Après cette interview, on l’a soupçonné un tantinet de nourrir des ambitions pour diriger un gouvernement de transition, et cette idée de vouloir toujours en être constitue un repoussoir pour une solution bancable. Et pourtant…
Souhaitons tout de même un vif rétablissement à Edem Kodjo pour qu’il puisse nous l’exposer plus en détail et mette la dernière main à ses mémoires. Ce n’est quand même pas à l’heure où l’on se penche sérieusement sur son cas qu’il nous ferait faux bond.
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