Les professeurs Dodji Kokoroko et Adama Kpodar suscitent la controverse dans le monde universitaire pour une sombre affaire d’instrumentalisation du système du CAMES (Conseil africain et malgache de l’enseignement supérieur) en vue de retarder l’avancement en grade de certains enseignants togolais. Alors qu’une plainte des présumées victimes sera tranchée par le Comité éthique du CAMES ce 19 avril à Ouagadougou, capitale de siège, lesdits responsables universitaires suspendus depuis un an de toute procédure d’évaluation du CAMES, portent plainte, eux aussi, en diffamation devant une juridiction de Kara contre Sasso Pagnou, l’un des plaignants. La citation directe à comparaître, ce 8 avril, devant un tribunal statuant en matière correctionnelle, pourrait s’apparenter à l’instrumentalisation et de la justice togolaise et du système CAMES par des juristes chevronnés proches du pouvoir de Lomé.
Ce lundi 8 avril, M. Sasso Pagnou, 46 ans, enseignant à la Faculté de droit et des sciences politiques de l’Université de Kara, fait l’objet d’une citation directe devant le Tribunal de Première Instance de Kara, statuant en matière correctionnelle. C’est à la suite d’une plainte collective de MM. Dodzi Kokoroko, Adama Kpodar et Babakan Coulibaley respectivement président de l’Université de Lomé, vice-président de l’Université de Kara et doyen de la Faculté de droit et des sciences politiques de l’Université de Kara.
Les trois plaignants reprochent à leur collègue, Sasso Pagnou, d’avoir porté «atteinte à leur honneur et rang» dans un courrier électronique. L’accusation repose sur un document confidentiel : la confirmation par courrier électronique au Cames de la déposition de M. Pagnou dans une affaire d’instrumentalisation du système d’évaluation du Cames à des fins de règlement de comptes. Grosso modo, M. Sasso Pagnou ainsi que d’autres universitaires contactés par Le Temps portent de forts soupçons ou de graves accusations contre leurs supérieurs hiérarchiques d’avoir intenté d’écarter délibérément par des moyens peu orthodoxes des candidats aux CCI (Comités Consultatifs Interafricains) et à l’agrégation.
Cette plainte est un avatar d’un combat engagé depuis 2014 par Sasso Pagnou, à son retour de France, nanti d’un diplôme de doctorat en finance publique et fiscalité de l’Université de Lyon 3 Jean Moulin. Un combat pour devenir « maître-assistant », le premier grade universitaire dans le système CAMES (Conseil africain et malgache de l’enseignement supérieur). Le Cames, un système inter-Etats francophones d’Afrique de reconnaissance et de validation des diplômes de l’enseignement supérieur, créé en 1972.
Sasso Pagnou : Parcours d’un combattant
« En 2014, je postulai à un poste d’enseignant à l’Université de Lomé, mais le dossier disparut, emporté pour des raisons inexpliquées par deux personnes quand je m’en enquis auprès du secrétariat du décanat de la Faculté de droit », raconte M. Pagnou. Heureusement, six mois plus tard, il fut recruté par l’Université de Kara.
Le grade de maître-assistant est un premier grade universitaire. En France, il est aujourd’hui automatique dès l’obtention du doctorat. Fastoche comme une lettre à la poste. Dans le système CAMES, il faut passer par une évaluation des publications scientifiques. Et dans le cas d’espèce, le candidat doit avoir présenté deux publications.
Quand il postule en 2014 au grade de maître-assistant, Sasso Pagnou s’est vu recaler de façon incompréhensible. Au vrai, pour une « bizarrerie » : on lui a signifié que son « dossier est irrecevable ». « L’irrecevabilité, c’est au début de la soumission du dossier et non au moment des résultats », confie-t-il au Temps. Le postulant a essayé d’en savoir plus, mais ses « aînés » lui conseillent: « Sasso, tu es encore jeune, attends deux ans pour postuler une nouvelle fois ».
En 2016, M. Pagnou soumet à nouveau sa candidature. Pour passer le grade, le candidat doit soumettre deux articles. « Moi, j’en ai soumis quatre, publiés dans quatre revues internationales : La Revue internationale des sciences administratives de Bruxelles, La Revue française des finances publiques (Paris), Les Annales de droit de l’Université de Rouen (France), La revue africaine des finances publiques (Yaoundé)».
Et M. Sasso Pagnou échoue une deuxième fois pour «insuffisance qualitative» de ses publications. Surpris, il écrivit un courriel au CAMES réclamant le rapport d’évaluation du jury de délibération. « Le lendemain de ma lettre, je reçois un mail violent de Kokoroko me reprochant d’avoir écrit directement au CAMES. Et l’enseignant sentit que le système veut universitaire veut l’empêcher d’évoluer. Dépassé par la situation, Sasso voulut retourner en France. C’est sa mère qui le retint. « Sasso, je peux comprendre si c’est ta propre volonté de repartir en France ; que le Togo, ton propre pays, ne t’apporte rien au regard de tes compétences. Mais ce n’est pas le cas, tu es en train de fuir des hommes». Et il resta pour les affronter.
L’enseignant s’en ouvrit au Président de l’Université de Kara, le professeur Komla Sanda. Ce dernier lui demanda de garder son « calme » et lui promit de faire la lumière sur l’affaire. Le président de l’Université de Kara lui revient plus tard déclarant n’avoir pas trouvé le rapport d’évaluation. «Ni le rapport d’évaluation physique, ni le rapport d’évaluation électronique», lui déclare le professeur Sanda, qui affirme que le CAMES ne lui a envoyé qu’une «copie non signée».
Et pourtant, selon la procédure au CAMES, chaque soumission d’article par un candidat est suivi d’un rapport d’évaluation dûment signé par les membres du jury.
Aucune trace des rapports d’évaluation
Le président de l’Université de Kara écrit au Secrétaire général du CAMES. Ce dernier n’entrave rien non plus. « Aucune trace des rapports d’évaluation» ! Finalement, le Secrétaire général du CAMES, le professeur Bertrand Mbatchi, décide de résoudre le problème en soumettant les publications de Sasso Pagnou à quatre professeurs titulaires. Ces derniers ont évalué positivement et donné leurs satisfécits quant à la qualité des travaux de Pagnou.
Par contre, le comité éthique lance une investigation sur les allégations de Sasso Pagnou quant aux interventions malveillantes des autorités universitaires togolaises visant à l’empêcher d’obtenir son premier grade.
Convoqué à Ouaga pour être entendu par le Comité Ethique du CAMES, « je découvre que d’autres Togolais et des Béninois pâtissent des mêmes anomalies : la disparition des comptes-rendus d’évaluation ou des évaluations qui tirent par les cheveux. Et les noms de Ferdinand Kpodar, vice-président de l’Université de Kara et Dodji Kokoroko apparaissent comme étant les instigateurs de tels dysfonctionnements », déclare-t-il au Temps. Sasso Pagnou ajoutera plus tard celui de Babakane Koulibaley.
Dans un mail, Dodji Kokoroko, ulcéré, réagit vivement contre les allégations de Sasso Pagnou, et semble indiquer que Sasso Pagnou est seul responsable de son échec pour avoir présenté quatre articles au lieu des deux recommandés. Il défend dans le même courriel ses collègues Adama Kpodar et Babakane Koulibaley .
Extraits du courriel:
«Il faudrait dès lors faire attention à vos bêtises racontées. L ‘inscription sur une liste d’aptitude n’est pas fonction du nombre d’articles ou de revues mais de la qualité. Vs (sic) rejoignez ce faisant les discours des collègues étalés au concours 2015 qui tenaient un discours tel et improductif», écrit M. Dodji Kokoroko.
Suspension des professeurs Kokoroko et Kpodar
Toujours est-il qu’en 2016 et 2017, “des enseignants victimes de la sous-région portent plainte auprès du CAMES contre Dodji Kokoroko et Adama Kpodar pour dénoncer la perversion du système du CAMES”, selon les courriels lus par Le Temps. A la suite de cette plainte, le Comité éthique prendra une mesure de suspension des Togolais Dodji Kokoroko et Adama Kpodar de tout processus d’évaluation du CAMES.
La mesure conservatoire sera confirmée en avril 2018 à la suite d’une convocation, pour déposition, des plaignants et des témoins par le CAMES. Selon M. Tasso Pagnou, lors des enquêtes, le CAMES découvre que d’autres enseignants Togolais sont “victimes de deux autorités hiérarchiques des Universités de Lomé et de Kara.
L’institution panafricaine décide alors de tirer au clair l’affaire en convoquant pour une confrontation, ce 19 avril 2019, les plaignants et les mis en cause.
Le CAMES transfère le dossier des charges aux mis en cause, en vertu de l’article 30 du Code d’éthique et de déontologie du Cames qui stipule que « Toute personne qui fait l’objet d’une enquête en vue de l’application de sanctions prévues par le présent code, est informée de la procédure ouverte à son encontre. Elle peut prendre connaissance des pièces de son dossier. Elle est, à cette occasion informée de son droit de se faire assister d’un conseil de son choix et de fournir, dans un délai qui ne saurait être inférieur à un mois, ses explications ainsi que les éléments nécessaires pour sa défense en produisant un mémoire en défense.»
C’est donc dans les courriels transmis que les mis en cause Kpodar et Kokoroko découvrent une phrase malheureuse de Sasso Pagnou selon laquelle, les personnes agiraient en «réseau» avec pour « objectif » «de nuire aux candidats aux CCI et à l’agrégation avec qui ils ont des différends.»
Kokoroko un habitué des citations directes
Sasso Pagnou pense que Kokoroko et Kpodar seraient en train d’instrumentaliser la justice togolaise pour le faire condamner pour diffamations dans le but inavoué de le discréditer lors de l’audition de confrontation du 19 avril à Ouagadougou.
Ce n’est pas faux : les plaignants, qui connaissent parfaitement le droit et le tordu, pour parler comme Coluche, savent parfaitement à quoi ils jouent en portant plainte devant une juridiction togolaise pour une affaire déjà pendante devant une autre instance.
Il faut dire que le professeur Dodzi kokoroko est un habitué des citations directes à comparaître en correctionnel quand il se sent acculé. En août dernier, il ne demandait pas moins de 50 millions comme dommages-intérêts à son collègue béninois Victor Topanou. Mais l’affaire fera pschitt ! et le procès tant attendu n’aura pas lieu. Les réquérants, MM. Dodzi Kokoroko et Ibrahim David Salami annulent eux-mêmes la citation directe en date du 29 août 2018. Déjà à l’époque, le président de l’Université de Lomé était soupçonné d’être caution morale dans une affaire de dossiers non transmis à des enseignants de droit pour leur évaluation au niveau du Cames. Dans une tribune parue sur le site d’IvoirSoir, le 27 juillet 2018, le professeur Topanou accusait le Cames d’être « malade du fait d’une infime minorité de ses membres qui transforment leurs positions institutionnelles et stratégiques qu’ils occupent pour terroriser et bloquer dans leur carrière, d’une part les plus jeunes parce que plus fragiles et d’autres part, tous ceux qu’ils considèrent subjectivement au mieux comme des adversaires et au pire des ennemis. »
Relire aujourd’hui la tribune du professeur Victor Topanou au regard de la plainte de messieurs Dodzi Kokoroko, Adama Kpodar et Babakan Coulibaley contre M. Pagnou Sasso, enseignant-chercheur à l’Université de Kara donne la chair de poule. L’ancien garde des sceaux du Bénin y explique par le menu les raisons pour lesquelles peu d’enseignants-chercheurs dénoncent ces pratiques d’instrumentalisation des programmes du Cames à des fins de règlement des comptes et de promotion d’amis : «…si les collègues moins jeunes, eux, renoncent à dénoncer ces pratiques, c’est bien souvent parce qu’ils ont peur d’être taxés de diffamations ou de dénonciations calomnieuses. »
M. Victor Topanou conclue sa tribune par une note combative : « Pour nous, dit-il, dénoncer ces pratiques ne relève ni de la diffamation ni de dénonciations calomnieuses pas plus qu’elle ne relève du domaine de la justice judiciaire ou administrative. C’est faire œuvre de salubrité publique, de protection des jeunes générations et de réhabilitation du Label Cames sans compter tout l’impact que cela peut avoir sur le développement intégral de nos Etats et de nos sociétés. »
La justice togolaise sera-t-elle de cet avis ? Qui vivra verra !
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