La révolution n’a jamais été une affaire de grand nombre, car seules des « minorités agissantes » sont accoucheuses de l’Histoire. La stratégie consistant à se lancer le défi de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf, en appelant à la « force du nombre » contre la « tyrannie des minoritaires » au pouvoir au Togo, nous condamne à l’impasse. Elle sacrifie la qualité à la quantité, la majorité absolue à la “totalité indisponible”. Le fantasme de la totalité, visant à déverser le seuil symbolique de sept millions de Togolais -incluant femmes, enfants et vieillards- dans les rues du pays, ne reste pas moins une gageure. Serait-il atteignable que rien ne garantit qu’une telle vague suffira à renverser le monstre froid togolais. C’est l’une des leçons du XXe siècle : aucune rupture politique de type révolutionnaire n’a été le fait de totalités. Partout dans le monde, l’Histoire est toujours écrite par des “minorités actives” – pas nécessairement des avant-gardes intellectuelle, artistique, militante – sachant concilier hasard et nécessité. En deux mots : une « minorité efficace » pèse beaucoup plus lourd dans la balance de l’Histoire qu’une “totalité indisponible” voire une « majorité (par définition) silencieuse ».
Le Togo est l’un des pays qui ont le mieux expérimenté ce qu’on peut qualifier de “paradoxe de la minorité” en politique. Dans ce pays en carence chronique d’alternance, un « régime de minoritaires » a pris en otage la vie politique, économique et sociale depuis le coup d’Etat du 13 janvier 1967. C’est ainsi qu’il tient en s’appuyant sur une minorité efficace pour dominer toutes les compétitions électorales – la somme des voix portées sur les candidats de l’opposition excède régulièrement celles attribuées à la “majorité présidentielle”-, pour imposer un ordre politique dont la défense est assurée par une poignée de militaires ne lésinant pas sur la violence. Avant chaque scrutin législatif, il coupe et redécoupe des confettis (gerrymandering) de circonscriptions en carton-pâte pour se tailler la part du lion. Aux présidentielles, sa minorité achetée “survote” alors que la « majorité silencieuse » se dérobe. L’élection législative du 20 décembre 2018 cumule, au plus haut point, toutes les ambivalences du paradoxe de la minorité. Un pur chef-d’œuvre de coup de force ourdi par le régime des minoritaires contre la majorité des Togolais. Une infime minorité -que d’aucuns qualifient de « peuple des ordinateurs »- du corps électoral a sacré une majorité quasi-totale de députés UNIR à l’Assemblée nationale. Définitivement, l’histoire politique togolaise est celle d’un triomphe permanent de minorités majorées contre des majorités minorées.
Par-delà la sanctification du « principe majoritaire » dans les systèmes représentatifs, l’art de gouverner consiste à généraliser des volontés particulières, à « transformer la plus forte minorité en majorité absolue ». La « majorité silencieuse » n’existant que sous l’encre des discours d’hommes politiques, le changement au Togo ne passera que par l’action conjuguée de minorités actives politiquement œuvrant à devenir une majorité électorale absolue. Pour que cela advienne en 2019 – élection locale- puis en 2020 – élection présidentielle-, il faut dès à présent que chaque togolais se mette en « état d’urgence citoyen ». Contre la « pire des politiques », celle qui tue des enfants et met des villes entières en état de siège, se mettre en cessation de consentement à la « tyrannie de la minorité » par abstention, désengagement, démobilisation et renoncement. L’état d’urgence citoyen est un état d’esprit consistant à se mettre en régime d’exception prolongé jusqu’au triomphe de la souveraineté populaire. Qu’est-ce a dire ? Cela consiste à sortir du régime ordinaire de l’apathie et du désintéressement pour agir là où chacun(e) à de la marge d’action. Cela signifie se faire violence pour : cotiser, soutenir, mobiliser, assister à un meeting, participer à une manifestation politique et voter quand le moment sera venu. Bref, se saisir des outils politiques existants ou en imaginer de nouveaux pour offrir un champ d’expression à l’intelligence citoyenne. Il est temps de monter en gamme dans la participation citoyenne à la vie politique au Togo.
La totalité étant indisponible à l’action politique, le Togo a besoin que toutes ses petites mains, ses petits groupes organisés dans les villes et les campagnes du pays et dans ses diasporas, ses petits comités de villages ou de quartiers, ses petits ouvriers et ses petites gens entrent prestement en état d’urgence. L’émancipation politique n’est pas affaire de résistance, mais de bricolage. « Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes. » (écrivait Gilles Deleuze). La mobilisation citoyenne nécessite un réagencement des matériaux disponibles pour en faire de puissantes « machines de guerre ». Une transformation réticulaire du mouvement citoyen s’impose et des plateformes démocratiques doivent se mettre en branle. Un mouvement d’état d’urgence citoyen fonctionne comme un système acentré, non hiérarchique, donc démocratique, où la communication se fait artisanalement de telle façon que « les opérations locales se coordonnent et que le résultat final global se synchronise indépendamment d’une instance centrale ». Si le centre est partout et la circonférence nulle part, où va s’abattre le bâton de la répression ? La démocratisation de la lutte, c’est son devenir réseau, avec une logique d’organisation et de transformation de la société basée sur un mode d’interactions décentralisé. Un mouvement citoyen est un terrier avec entrée principale et sorties multiples. Un mouvement citoyen est un permanent état d’urgence citoyen.
Soyons insaisissables. Soyons imprévisibles. Soyons divers. Soyons d’infatigables artisans du changement que nous voulons !
Radjoul MOUHAMADOU (Essayisite, Acteur engagé pour la démocratie au Togo)
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