La lettre pastorale que les Evêques de l’Eglise Catholique du Togo viennent de publier est sans équivoque. Saisissant l’opportunité du 56 anniversaire de l’indépendance du Togo, la Conférence épiscopale invite les citoyens et les fidèles à se réveiller et à agir pour prendre en main leur destinée. C’est une lettre pastorale sans complaisance, pédagogique et profonde que les responsables de l’Eglise livrent au peuple du Togo. Les dirigeants, la classe politique et le peuple tout entier sont interpelés…
Lettre pastorale de la Conférence des Evêques du Togo
Aux frères et sœurs en Christ, Aux fils et filles bien-aimés de Dieu, Aux hommes et femmes de bonne volonté.
A l’occasion du 56ème anniversaire de l’Indépendance du Togo , 27 avril 2016
PROLOGUE
En cette année où l’Eglise entière, à l’invitation du Pape François, célèbre le jubilé de la miséricorde, année consacrée par le Symposium des Conférences Episcopales d’Afrique et de Madagascar (SCEAM) à la réconciliation en Afrique, vos Pères Evêques viennent, une fois encore à vous, à travers ce message de paix et cet appel à la responsabilité.
Dans sa lettre adressée au peuple togolais à l’occasion de son accession à l’Indépendance en 1960, le Saint Pape Jean XXIII écrivait ces lignes qui doivent aujourd’hui résonner profondément dans la conscience de chaque citoyen : « Que chacun ait le souci de collaborer de toutes ses forces à la prospérité de sa Patrie, chassant les illusions dont la plus grave serait de croire que l’indépendance politique résout toutes les difficultés. Quelles que soient votre religion, votre appartenance ethnique, il vous faut vivre en bons citoyens plus que jamais, prendre conscience de vos responsabilités politique et sociale, fonder solidement votre communauté nationale.»
Plus de cinquante ans après cet appel, la situation de notre Pays exige, plus que jamais, un sursaut et une véritable prise de conscience de nos responsabilités politiques. Cette lettre que nous, Evêques du Togo, adressons une fois encore à vous tous, fils et filles bien-aimés, ainsi qu’à tous les hommes et femmes de bonne volonté, à la veille du cinquante-sixième (56ème) anniversaire de notre Indépendance, vise à nous rappeler chacun à cette responsabilité politique sans laquelle toute vie commune est vouée à des égarements et à des errements sans répit.
Cette interpellation que nous nous permettons de lancer nous paraît particulièrement significative au moment où notre Pays semble se désintéresser de certaines questions brûlantes qui avaient agité l’opinion nationale il y a à peine quelques mois. En effet, après la grande effervescence qui a marqué ces derniers temps, le Togo semble être tombé brusquement, suite à l’élection présidentielle d’avril 2015, dans une surprenante léthargie comme si les grandes revendications et promesses de réformes n’avaient d’intérêt que pour les campagnes électorales. De fait, aujourd’hui, le contexte international des attaques terroristes et les enjeux sécuritaires semblent avoir éclipsé totalement les questions internes de justice, de réformes institutionnelles, de décentralisation, de consolidation de la démocratie, de gouvernance et de l’Etat de droit. Nous ne saurions donc faire semblant de les oublier comme si, par enchantement, toutes les questions que nous nous étions engagés à examiner après les échéances électorales avaient simplement disparu.
Conscients qu’il n’y a jamais de responsabilité sans la vérité, il est nécessaire de nous placer dans la lumière de la vérité et de commencer à clarifier certaines notions, à mettre à leur place certaines idées reçues ; en effet, le mensonge commence toujours par une déformation du sens des mots, tandis que le courage de la vérité réside dans la capacité de rendre aux mots leur sens véritable.
1. QUELQUES FONDAMENTAUX : QU’EST-CE QUE LA POLITIQUE ?
« Faire son devoir de citoyen ! » Pour la plupart d’entre nous, cette expression renvoie souvent au moment où, les élections approchant, nous sommes invités à aller choisir nos gouvernants. Le reste du temps, chacun vaquant à ses occupations, certains s’excuseront même de ne pas « faire de la politique ». Nous tendons souvent ainsi, sans en mesurer les conséquences, à séparer nos responsabilités personnelles de la responsabilité des gouvernants qui, elle, serait de la responsabilité vraiment politique.
Disons d’emblée que définir la politique comme l’action des gouvernants est une vision très réductrice ; car si la politique n’est que l’action des gouvernants, si elle n’est que l’affaire de l’État, alors seuls les « politiciens » auraient une responsabilité et tous les autres pourraient se satisfaire d’une forme d’irresponsabilité tranquille qui les exonérerait de leur participation concrète à la tâche commune. Définir la politique comme l’art de gouverner les peuples, c’est oublier qu’avant qu’un peuple soit gouverné, il faut bien qu’il existe.
1.1. La politique : une responsabilité du peuple
La question politique première n’est donc pas celle du gouvernement. Elle est celle du peuple. Elle est celle de savoir pourquoi nous sommes ensemble. Pourquoi avons-nous décidé d’unir nos destins sur cette terre qui s’appelle le Togo ? Au nom de quoi celui qui habite dans une région de notre Pays devrait-il être solidaire de celui qui en habite une autre ? Et au nom de quoi la sécurité et la tranquillité de l’un dépendent-elles de la sécurité et de la tranquillité de l’autre ? C’est bien parce que nous habitons le même territoire et que nous avons un destin commun qui repose dans nos mains.
Dans le vocabulaire d’Aristote, repris et développé dans une perspective chrétienne par Saint Thomas d’Aquin, le mot politikos désigne avant tout l’homme comme un « être politique »: « Personne ne choisirait de posséder tous les biens de ce monde pour en jouir tout seul, car l’homme est un être politique et naturellement fait pour vivre en société » (Ethique à Nicomaque IX, 9.1169b 16.18). L’adjectif politikos qualifie donc une dimension essentielle de l’être de l’homme: le fait qu’il vit toujours déjà dans une famille, une société, une cité (une politeia, en tant que polis – cité – constituée). Ce n’est que par dérivation que ce terme est utilisé comme un nom et applicable à celui qui s’occupe de la politikè, c’est-à-dire de l’art et de la science du gouvernement et qui appartient de ce fait au politeuma, c’est-à-dire au groupe de personnes qui s’occupent de la gestion de la chose commune.
La première conséquence à tirer de ce fait est la suivante : quand on parle de ‘‘politique’’, les gouvernants ne viennent pas en premier ; ils sont toujours seconds. Les gouvernants ne sont qu’un instrument au service de la politique ; leur tâche est de nous maintenir dans les limites de ce territoire dans la tranquillité et la sécurité, dans la paix et la cohésion. Il faut ici entendre ce que nous ont dit les Pères du Concile Vatican II dans Gaudium et Spes (75,2) : « Quant aux citoyens, individuellement ou en groupe, qu’ils évitent de conférer aux pouvoirs publics une trop grande puissance ; qu’ils ne s’adressent pas à eux d’une manière intempestive pour réclamer des secours et des avantages excessifs, au risque d’amoindrir la responsabilité des personnes, des familles et des groupes sociaux.»
Et parce qu’ils ne sont que des serviteurs, ils dépendent de la volonté du peuple, c’est-à-dire de chacun de nous. Ainsi le principe de l’alternance politique, avant d’être une valeur démocratique, est surtout une exigence de droit naturel. Précisément parce que les gouvernants sont à notre service, il est légitime de les remplacer quand nous estimons qu’ils ne remplissent plus leur mission ou qu’ils ont atteint une limite qui ne leur permet ou ne leur permettrait plus de bien remplir cette mission.
1.2. Gestion politique et justice sociale
Il y a une deuxième question qui vient après celle-là et qui s’énonce comme suit : comment tenir ensemble les citoyens ? C’est ici qu’intervient le problème de la gestion politique. Et la réponse à cette question est sans équivoque : c’est en réalisant la justice que l’on tient les hommes ensemble. Ou plutôt, devrait-on dire plus modestement, qu’il s’agit de lutter contre l’injustice ; car, lorsque les hommes sont ensemble, l’injustice est toujours déjà là ; et ceci, pour des raisons qui trouvent leur racine dans le péché de l’homme. L’engagement pour la justice est donc le premier moyen, l’instrument le plus éminent dans la réalisation de toute politique.
Et cette justice est fondamentalement sociale. Elle consiste, pour l’État, à assurer une répartition équitable des biens en faisant une option préférentielle non pour les riches mais plutôt pour les pauvres, comme le rappelait le Président de la République dans son discours à la Nation le 26 avril 2012 : « Lorsque le plus petit nombre accapare les ressources au détriment du plus grand nombre, alors s’instaure un déséquilibre nuisible qui menace jusqu’en ses tréfonds la démocratie et le progrès.»
En effet, il est véritablement choquant de constater que dans un Etat les biens soient accaparés par quelques riches qui deviennent davantage riches au détriment des plus pauvres qui deviennent davantage pauvres : il ne s’agit ni plus ni moins que d’une inversion de la fonction politique elle-même. Le scandale n’est pas qu’il y ait des riches et des pauvres ; le scandale est dans le fait que les institutions qui doivent instaurer un minimum d’équilibre se murent dans l’indifférence ou choisissent un camp, celui des riches, paradoxalement, et s’y cantonnent.
1.3. La justice judiciaire
Il importe, d’autre part, de ne pas oublier la justice dans sa forme judiciaire. Dans une société qui se veut une, il n’y a pas que des riches et des pauvres ; il y a aussi des forts et des faibles et, toujours en raison de la corruption du péché, les premiers sont souvent tentés d’écraser les seconds. Avant même les pouvoirs exécutif et législatif, le pouvoir judiciaire a un rôle fondamental à jouer dans la mesure où, en étant juste et équitable, il montre que dans une société, ce ne sont pas toujours les forts qui l’emportent.
Lorsqu’on fait le tour d’horizon de notre histoire politique, il est aisé de remarquer que la cohésion dans la différence et l’engagement pour la justice ont toujours été gardés comme valeurs fondamentales au cœur des aspirations de nos peuples. Il convient donc par l’engagement pour une justice équitable d’aider le peuple à maintenir et nourrir ces valeurs premières.
Sur ce point, il est utile de rappeler les recommandations 9 et 10 de la Commission Vérité Justice et Réconciliation (CVJR) qui demandait avec insistance une réforme en profondeur du système judiciaire, garant des libertés individuelles et des droits fondamentaux, afin que se rétablisse la confiance entre les populations et l’appareil judiciaire. Dans ce sens, nous réitérons notre appel concernant les graves incendies des marchés de Kara et Lomé, et autres cas similaires, au sujet desquels continuent de circuler des hypothèses contradictoires. Le peuple a le droit de savoir ce qui s’est réellement passé pour que les responsabilités soient situées, les auteurs sanctionnés, et si leur culpabilité n’est pas établie, les personnes interpellées, relâchées.
2. CONTRE UNE NATIONALISATION DE L’INDIFFERENCE
Réaliser la justice et lutter contre l’injustice demandent que l’on attire l’attention sur une vérité profonde : il n’y a pas de politique possible s’il n’y a pas un sens aigu de la responsabilité. En effet, il n’y a pas de politique si chaque togolais à la place où il se trouve et dans le service qu’il occupe ne se sent pas responsable. Et il n’y a pas de politique si ceux que nous appelons, à juste titre, les « responsables politiques » se montrent dépourvus de cette vertu fondamentale.
2.1. Responsabilité et vérité
Nous sommes donc tous appelés à la responsabilité. Mais devant qui ? Devant quoi ? C’est le lieu ici de rappeler une seconde réalité intimement reliée à la précédente : IL N’Y PAS DE RESPONSABILITE S’IL N’Y A PAS DE VERITE. Car l’homme n’est jamais vraiment responsable que dans la vérité, devant la Vérité – c’est-à-dire ultimement, devant Dieu. Disons-le clairement, l’envers de la responsabilité n’est pas souvent l’irresponsabilité mais la désinvolture, cette attitude qui consiste à faire comme si la vérité n’obligeait pas. Cette attitude qui consiste à connaître le bien commun et à refuser de le servir ; à jurer de rendre justice et ensuite à négliger soigneusement d’en répondre. S’il y a défaut de responsabilité, c’est surtout de désinvolture qu’il s’agit, de cette disjonction entre la vérité et la responsabilité.
Et qu’est-ce que la Vérité, se demande sans doute le sceptique qui n’y voit qu’un mot vide de contenu. Eh bien, il faut affirmer avec force qu’elle est splendide de clarté (cf. L’Encyclique Veritatis Splendor du Saint Pape Jean Paul II) : tu aimeras le Seigneur ton Dieu et tu aimeras ton prochain comme toi-même. Tu aimeras ton prochain comme toi-même ! Et il faudrait ajouter : pour son bien à lui et non pour ton bien à toi. C’est l’enseignement du Christ luimême qui rapporte, entre autres, dans la parabole du Bon Samaritain (Luc 10) comment un homme en voyage tombant entre les mains de brigands, se fit rouer de coups et fut laissé moribond sur le bord du chemin. Un prêtre puis un lévite s’illustrèrent par leur indifférence. Un étranger, un Samaritain, passant par-là se sentit responsable de lui, lui porta secours, se dévoua pour lui faire prodiguer les soins nécessaires à son recouvrement.
Voilà comment on est vrai et responsable et qu’on évite la trivialité du désinvolte qui répète à tout-va : cela ne me regarde pas ! Car cela nous regarde toujours ; et il faut choisir son camp. Ou l’on est le bon Samaritain, pour faire du combat de l’homme notre combat à tous pour un Togo meilleur, plus prospère pour tous ses enfants ; ou l’on fait partie des mauvais samaritains qui, au lieu de chercher et soigner le blessé, se contentent de discourir à son sujet ; ou alors, on fait partie des brigands qui volent et pillent et laissent pour morts ceux qui manquent déjà du nécessaire, qui écrasent les faibles pour rester les plus forts, qui trichent les plus pauvres pour demeurer les plus riches. Ou l’on fait partie des indifférents qui, parce qu’ils ont leur part bien servie, estiment qu’ils ne sont plus concernés par les combats des autres, passant leur chemin et oubliant qu’il faut ici et maintenant lutter de façon responsable tous aux côtés de tous pour un meilleur vivre-ensemble, pour l’amélioration des conditions de vie de tous ceux qui ont uni leur destin sur cette terre que nous habitons. L’indifférent, c’est le type même du désinvolte qui oublie la responsabilité parce qu’il n’assume pas la vérité de l’amour du prochain, qui ayant oublié le souci de pratiquer la Vérité, nous apparaît forcément irresponsable.
C’est à cette désinvolture que notre Pape François s’est attaqué dès le début de son pontificat
en parlant d’une « mondialisation de l’indifférence ». Dans un monde où une place de plus en plus grande est donnée à la célébration des valeurs de l’égoïsme et de l’individualisme, la pente vers un renfermement sur soi et sur ses propres intérêts, au détriment du bien commun… la pente, glissante, emporte tellement de monde qu’elle risque de nous faire oublier que nous sommes avant tout des êtres de relation. La mondialisation de l’indifférence, c’est la réaction typique de Caïn qui, désinvolte et ironique, répond à Dieu : « suis-je le gardien de mon frère ? » (Gn 4 ; voir Pape François, Message du carême 2016).
2.2. Responsables les uns des autres
Nous sommes les gardiens de nos frères, telle est la seule réponse qui vaille, nous sommes responsables les uns des autres, telle est la vérité que l’Evangile proclame de bout en bout. On comprendra pourquoi, pour ces raisons mêmes, l’existence de l’Église ne peut pas échapper à la politique. Non seulement elle participe à la cohésion sociale mais encore, par son engagement concret, surtout auprès des plus démunis et des plus pauvres, elle œuvre à l’établissement de la justice qui est avant tout don de Dieu (Africae munus). Par ce don qu’elle a reçu en dépôt du Christ, l’Église peut donc proclamer la vérité non seulement à propos de l’ordre spirituel mais de l’ordre temporel également. Il en va toujours du salut des hommes car, comme le disait Saint Thomas d’Aquin, « il faut un minimum de bien-être pour pratiquer la vertu ». Ce principe de la vérité comporte pour l’Église une triple exigence. La première consiste à l’annoncer à temps et à contre-temps (2 Tim 4,2). La seconde consiste, en son nom, à s’opposer à toute forme de sabotage de la vérité. La troisième enfin consiste à toujours la restituer dans la réalité par la pratique concrète : car la vérité n’est pas seulement à dire, elle est aussi à montrer… et c’est là qu’elle devient responsabilité. Ce faisant, l’Église est une veilleuse dans l’histoire qui, traversant la nuit de ce monde, est attentive aux cris des hommes et femmes que la nuit, le secret ou la puissance tendent à réduire au silence.
3. L’ÉGLISE AU TOGO : RESPONSABILITE POLITIQUE ET VERITE.
3.1. Religion et formation des consciences.
Le Pape François nous rappelait encore de façon vibrante lors de la rencontre œcuménique tenue à Nairobi le 26 novembre 2015 que c’est en puisant dans son appartenance religieuse la plus intime que chacun peut trouver les ressources de participer à la vie commune. « En promouvant le respect de cette dignité et de ces droits [de la personne humaine], disait-il, les religions jouent un rôle essentiel dans la formation des consciences, dans le fait d’insuffler aux jeunes les profondes valeurs spirituelles de nos traditions respectives et dans la préparation de bons citoyens, capables d’infuser dans la société civile l’honnêteté, l’intégrité et une vision du monde qui valorise la personne humaine par rapport au pouvoir et au gain matériel.»
3.2. Les interventions de l’Eglise, de l’Indépendance aux années 1990.
Conscients de la nécessité pour chaque homme et chaque femme du Togo de prendre sa part de responsabilité dans la vie commune dans notre Pays, nous n’avons jamais cessé dès avant les indépendances et jusqu’à nos jours, d’assumer cette part de notre mission au service effectif de tous nos concitoyens. Ainsi, dès 1960, célébrant avec tous nos compatriotes les événements festifs de l’accession du Togo à l’Indépendance et portant avec eux tous les espoirs en l’avenir, nos prédécesseurs avaient lancé un appel pour que la réputation du Togo qu’ils qualifiaient alors de « territoire pilote » et « noble » soit soutenue et accompagnée de façon responsable afin que les générations qui suivraient puissent être fières de vivre dans un Pays libre et indépendant. Ils y invitaient déjà, par-delà l’euphorie commune, à éviter l’esprit de rivalité, à entreprendre un dialogue loyal et fraternel et à respecter les différences dans un esprit d’unité. (Cf. Lettre pastorale des évêques du Togo au clergé et aux fidèles de leurs diocèses, Lomé, 15 avril 1960.)
Les événements ayant marqué les sept années qui suivirent, en l’occurrence les deux coups d’État successifs, sont restés imprimés dans la mémoire de tous les Togolais. Ce furent des années faites d’épreuves, de désordre, de déception amère, de frustration, de piétinements, de dissensions, etc. comme les Evêques le rappelaient dans leur lettre du 9 avril 1967. Tout cela témoignait que l’édifice national que nous croyions solide et compact dans l’enthousiasme de l’Indépendance, était au contraire bien fragile. Mais la situation, à notre sens, appelait à un engagement renouvelé, à un « esprit de dévouement à la chose publique » dont ils ne manquaient pas de souligner l’importance dans cette lettre. Hélas, ce qu’ils caractérisaient alors comme les « maladies infantiles » de l’Indépendance devaient se révéler des maladies durables si bien qu’on continue de voir encore aujourd’hui les traces de ces maladies d’enfant sur le visage d’un Togo pourtant adulte de plus de cinquante années d’Indépendance.
Plusieurs de ces événements dans la vie de notre Pays, dont il serait long de faire la liste ici, posent aujourd’hui de nombreuses questions devant lesquelles nous ne saurions reculer. Par exemple, comment avons-nous pu céder à cette sorte d’idolâtrie du pouvoir et du culte de la personnalité qui ont prévalu pendant de nombreuses années dans notre Pays ? Comment avons-nous pu rester insensibles aux violations des droits humains que cette situation imposait à certains de nos concitoyens ? Comment avons-nous pu être distraits par « le pain et le cirque » qui, de l’animation populaire aux marches de soutien, enfonçaient toujours plus le Pays dans le marasme, la corruption, le gain facile, la mal-gouvernance, le « viol des consciences et à la mutilation des libertés » que nous dénoncions dans notre lettre de 1991 ? (Cf. Démocratie : orientations pastorales pour une société de droit, d’amour, de solidarité et de paix, Lomé, le 21 juin 1991.)
3.3. Les interventions de l’Eglise depuis les événements de 1990.
Lorsque ces questions éclatèrent au grand jour à l’orée des années 1990 précisément, les évêques, pasteurs de l’Église catholique en ce lieu où il nous est donné de vivre, ont de nouveau montré leur solidarité avec tous les citoyens en prenant part activement et à travers leurs lettres aux aspirations d’un Togo nouveau qui s’exprimaient. Il n’est pas inutile de rappeler quelques lignes de ce que nous écrivions alors : « La situation qui se dessine aujourd’hui en des traits accusés voire violents et provocateurs, n’a pas germé soudainement de notre terroir. Elle est le fruit de compromissions, de lâchetés, de refus de servir la vérité, du manque d’un véritable amour de la patrie, de divisions tribales acceptées, subies ou encouragées, de silences complices et coupables dont nous tous, citoyens togolais, chacun pour sa part et à la place qui est la sienne, portons une part plus ou moins consciente de responsabilité ». (Le chrétien dans le Togo en pleine mutation, Atakpamé, 17 décembre 1990.) Un an plus tard, la situation nous obligeait à nouveau à dénoncer « l’esprit de vanité et de jouissance, cette pente trop facile qui porte toujours l’homme à jouir, à s’abaisser, à se dégrader, à ramper, à mentir, à tromper, à voler, à tuer pour jouir et pour atteindre la source de toutes les jouissances, l’argent .» Nous déplorions en même temps la tentation qui consisterait à transformer la « démocratie » en un mot magique sur lequel les citoyens porteraient trop d’espoir comme si elle était un bâton magique capable de résoudre les difficultés, sans compter le risque qu’elle soit transformée par certains politiciens, trompant à nouveau l’espoir des citoyens, en une nouvelle opportunité pour servir la « politique du ventre ».
Vingt-cinq ans après cet appel à un sursaut historique, il est aisé pour chaque citoyen de mesurer là où nous en sommes. Malgré quelques avancées, nous semblons toujours piétiner ; les problèmes semblent demeurer les mêmes. Nous y sommes revenus de lettres pastorales en lettres pastorales en indiquant certaines des causes de nos crises récurrentes. De manière particulière, nous avons dénoncé, dans nos messages du 19 mars 2003 et du 18 février 2005 la modification, par une Assemblée Nationale « unilatérale », de la Constitution votée par referendum le 27 septembre 1992 et promulguée le 14 octobre 1992. Notre Pays peut-il vraiment être à l’abri des crises qui le secouent tant que cette question ne sera pas abordée dans la vérité et la justice ?
C’est ce même souci de sortir le Togo de ses « interminables tensions » qui nous a poussés à nous adresser à vous le 21 avril 2009, à la veille de l’année jubilaire de notre accession à la souveraineté nationale, puis le 12 novembre 2009 au sujet de l’élection présidentielle en préparation. Sans nous lasser, nous sommes revenus encore vers vous à travers notre pressante exhortation du 21 juin 2013 sur la situation sociopolitique de notre Pays et, plus récemment, à travers l’appel que nous avons lancé ensemble, le 1er octobre 2014, avec l’Eglise Evangélique Presbytérienne du Togo et l’Eglise Méthodiste du Togo, en faveur de la relance du processus des réformes institutionnelles et constitutionnelles.
3.4. A quoi auront servi les interventions de l’Eglise ?
Cette situation amène parfois de nombreux citoyens, chrétiens ou non, à se demander à quoi servent finalement ces lettres pastorales qui, les unes après les autres, retrouvent un paysage inchangé. Pour certains, ces lettres joueraient aux pompiers qui arrivent toujours après, toujours en retard sur les événements. D’autres estiment que dans ces lettres les Evêques se contentent de parler, de prêcher la bonne parole dans une recherche d’équilibre inoffensif qui ne produit finalement aucun effet sur les acteurs. D’autres encore pensent que la parole et l’action de l’Église ne seraient qu’une forme d’opium qui endort la conscience des peuples et empêche de lutter pour les droits. Certaines critiques vont encore plus loin en imaginant au sein de la Conférence des Evêques des tendances ou compromissions de certains membres qui bloqueraient les initiatives. D’autres enfin retiennent que dans ce domaine, l’Église n’aurait rien à dire, sa tâche étant de s’occuper du salut des âmes, son engagement politique n’en étant alors que davantage suspecté.
Quoi qu’il en soit, il est aisé de voir qu’aucune de ces critiques n’est neutre. Par exemple, si les uns reprochent à l’Église de ne pas être assez politique (elle devrait faire davantage que de parler), d’autres lui reprochent d’être trop politique (ce n’est pas son affaire). Il faut donc se rendre à l’évidence que les critiques souvent adressées à la façon dont l’Église se préoccupe des questions sociales et politiques dépendent des intérêts de ceux qui émettent ces blâmes.
Quant à la véritable question de savoir si les évêques doivent s’occuper de politique, la réponse dépend des nombreux sens du mot « politique » que nous avons évoqués plus haut. Car, au sens le plus fondamental, les évêques sont des « êtres politiques » au même titre que tous les autres citoyens. Ainsi entendue comme gestion de la cité, la politique intéresse l’Eglise et tous ses membres, y compris les prêtres et les évêques, car il s’agit de la manière dont les rapports doivent être structurés pour que chacun des membres de la société se sente pris en compte. Dans ce sens, il est évident que l’Eglise doit s’occuper, elle aussi, de tout ce qui touche à la vie en société.
Comme on le voit, l’Eglise dans sa hiérarchie peut et doit faire de la politique (politikos et politeia), entendue comme participation aux affaires de l’Etat. C’est ce que rappelle d’ailleurs le Pape Benoît XVI dans l’Exhortation Apostolique Africae Munus n. 22: « l’Église n’a pas de solutions techniques à offrir et ne prétend “aucunement s’immiscer dans la politique des États”. Elle a toutefois une mission de vérité à remplir […] une mission impérative.» Dans le même sens le Pape François écrit dans Evangelii Gaudium n. 205: « La politique tant dénigrée, est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun. » Et quant à savoir si les évêques et les prêtres peuvent faire de la politique, il réaffirme: « l’Église ‘ne peut ni ne doit rester à l’écart dans la lutte pour la justice’. Tous les chrétiens, et aussi les pasteurs, sont appelés à se préoccuper de la construction d’un monde meilleur. » (Evangelii Gaudium n. 183.)
Par contre, si l’on entend par « politique », la « politikè » qui est, à proprement parler, le domaine des partis politiques, le terrain des luttes pour la conquête et l’exercice du pouvoir, il est clair que, l’Église n’étant pas un parti politique, cette dimension de la politique peut et doit être exercée par les fidèles laïcs mais pas par les prêtres et les évêques. Car ni les prêtres ni les évêques ne peuvent faire de la politique (politikè) dans le sens de la conquête et de l’exercice du pouvoir, comme le souligne le code de droit canonique aux canons 285 et 287. La même interdiction est rappelée dans le Directoire pour le Ministère et la Vie des Prêtres publié par la Congrégation pour le Clergé en février 2013, au numéro 44.
3.5. Interventions et engagement au service du Togo
Même s’il importe de répondre aussi clairement et longuement à ceux qui s’interrogent, l’essentiel est pourtant ailleurs. Car, si les lettres pastorales constituent la partie la plus visible de l’engagement des évêques, elles ne sont pas la seule façon dont l’Église assume sa part de responsabilité politique dans notre Pays. En effet, convaincus, parce que chrétiens, qu’entre nos paroles et notre action, nous sommes appelés par le Christ lui-même à la cohérence, nous avons toujours répondu quand nous fûmes appelés durant ces vingt-cinq dernières années à assumer des tâches de médiation aux heures les plus graves de notre histoire. Si l’Église oppose son « non » aux forces de dégradation à l’oeuvre dans notre Pays, elle sait aussi dire son « oui » quand elle perçoit des signaux encourageants ; elle sait apporter sa contribution quand celle-ci lui est demandée, sans reculer devant les difficultés et les brimades que cette responsabilité a souvent comportées pour certains évêques qui les ont courageusement acceptées à la suite du Christ qui a porté lui-même sa croix pour notre salut.
D’autre part, l’engagement de l’Église dans l’éducation, la santé, la culture, etc. même si on le qualifie volontiers de « social » n’en est pas moins une contribution à la vie politique. C’est ainsi d’ailleurs que la définissait notre saint Pape Jean Paul II dans son exhortation aux fidèles laïcs, Christifideles laici, leur rappelant qu’ils « ne peuvent absolument pas renoncer à la participation à la ‘‘politique’’, à savoir à l’action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir, organiquement et par les institutions, le bien commun » (§ 42).
3.6. Avant la parole : l’action
En la matière, il serait même judicieux de dire que l’action précède la parole. Aux heures critiques de notre histoire, ce qui donne la légitimité à la parole politique de l’Église, c’est qu’avant même qu’elle ne parle pour critiquer l’action des gouvernants, elle a toujours déjà pris sa part dans l’éducation et la santé, pour ne retenir que deux exemples. Malgré les difficultés que comporte cette action concrète et malgré qu’elle soit toujours à améliorer, ce genre d’initiatives est la façon concrète pour l’Église d’assumer sa responsabilité politique dans cette terre où elle se trouve enracinée. Si une forme de cécité peut amener certaines critiques trop faciles à ignorer ces faits, les chrétiens ne doivent pas oublier que ce qui donne de la légitimité à la parole, quand l’urgence la réclame, c’est l’exemple qui la précède ou qui l’accompagne. On se tromperait enfin si l’on croyait que pour l’Église, tout cela rentre dans une stratégie. Pour elle, il ne s’agit que d’une chose : être fidèle à la mission qu’elle a reçue de son divin Sauveur.
Ainsi, non seulement l’existence de l’Église toujours enracinée quelque part est irrémédiablement politique, mais la Révélation dont elle est dépositaire – qui la nourrit et dont elle nourrit le monde – jette une lumière toujours nouvelle sur la politique elle-même. L’Église est le témoignage d’une identité toujours ouverte et qui refuse de s’enfermer sur ellemême ; c’est aussi pourquoi son être tout entier est missionnaire, toujours ouvert à l’accueil de l’autre, même quand il prend la figure de l’ennemi (Mt 5,44).
3.7. Une action éclairée par la foi
Cela peut paraître contradictoire : l’Église s’occupe avec la même énergie du pays dans lequel elle est enracinée mais en même temps elle le dépasse immanquablement ; elle est solidaire de tous les citoyens et s’engage même au concret pour que les services de la santé, de l’éducation, de la culture puisse être assurés aux plus démunis et en même temps elle prend en compte l’étranger et demeure totale ouverture. On le voit, la « politique de l’Église » ne s’arrête pas à la cohésion et au bien-être. L’Église existe avant tout pour conduire tous les hommes à la Vérité, pour proclamer la Vérité sur tout homme et sur tout l’homme. Comme écrivait Saint Cyrille d’Alexandrie, « le mont Golgotha – c’est-à-dire la croix du Christ – est vraiment l’axe et le centre du monde » ; c’est le point à partir duquel une lumière nouvelle, la lumière de la vérité est jetée sur toute l’humanité et sur ses combats y compris sociaux, politiques. Pour cette raison, la « politique de l’Église » va toujours plus loin à cause des principes qu’elle a reçus de son Seigneur et Sauveur Jésus Christ, Lui qui est « le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14, 6) et surtout parce que c’est la personne humaine en tant que telle qui demeure son horizon et sa préoccupation. Et c’est donc à cette lumière et au nom de la valeur transcendante de la personne humaine créée à l’image de Dieu que nous adressons à tous le message qui suit.
4. À NOS POLITICIENS : ASSUMER CHACUN SA RESPONSABILITE.
4.1. Reconnaissance de ce qui se fait
Il faut louer les efforts de chacun et de tous ceux qui s’engagent à servir le bien public de façon désintéressée. Être aux commandes des affaires publiques n’est pas une chose aisée. On s’expose bien souvent à des erreurs d’ajustement, à des contraintes imperceptibles de tous, à des manœuvres délicates, etc. et ce n’est souvent pas faute de bonne volonté que les affaires échouent quelquefois. Aussi, ceux qui y sont et ceux qui s’y engagent, méritent-ils, avant tout blâme, la bienveillance de notre regard et l’encouragement pour ce qu’ils font et ce qu’ils réussissent.
4.2. Appel à la cohérence
Cela dit, il est possible que les gouvernants, garants par principe d’un Etat de droit, soient ceux par qui s’amorcent les processus qui conduisent à la dissolution d’une convivialité humaine authentique et à la désagrégation de la réalité même de l’Etat. « Quand les justes se multiplient, le peuple est en liesse ; quand les méchants dominent, le peuple gémit » (Ps 29,2). C’est pourquoi, en raison de tout ce qui vient d’être dit, nous invitons nos gouvernants à plus de justice. On ne peut pas, au nom d’un prétendu réalisme politique, mais en réalité au nom d’intérêts souvent mesquins, bannir de la politique le droit et la morale (Centesimus annus, 25).
4.3. Appel à la transparence et à la mise en œuvre des engagements pris.
Le Saint Pape Jean-Paul II, fort de son expérience et de ses combats dans la Pologne communiste de sa jeunesse, et en pasteur du peuple chrétien, écrivait ces mots pleins d’enseignement pour nous : « Dans le domaine politique, on doit observer que la vérité dans les rapports entre gouvernés et gouvernants, la transparence dans l’administration publique, l’impartialité dans le service public, le respect des droits des adversaires politiques, la sauvegarde des droits des accusés face à des procès ou à des condamnations sommaires, l’usage juste et honnête des fonds publics, le refus de moyens équivoques ou illicites pour conquérir, conserver et accroître à tout prix son pouvoir, sont des principes qui ont leur première racine – comme, du reste, leur particulière urgence – dans la valeur transcendante de la personne et dans les exigences morales objectives du fonctionnement des Etats » (Veritatis Splendor, 101).
C’est ici le lieu de rappeler, une fois encore, les divers engagements pris en faveur de la consolidation de la paix, des réformes institutionnelles, des élections locales et, plus globalement, du développement de notre Pays. La relative tranquillité que connaît notre Pays ne doit pas servir de prétexte à un abandon pur et simple de ces questions qui, à notre avis, revêtent pour la vie de notre Nation, une importance capitale. Parmi ces dernières nous mentionnons en particulier la controverse sur la limitation du mandat présidentiel qui, dans le contexte actuel de sa remise en cause dans nombre de pays africains, doit faire l’objet d’une diligente réflexion visant à régler de manière durable la lourde tension qu’entraîne ce sujet.
4.4. Elections locales
En plus de cela, plusieurs points méritent une attention particulière. D’abord, l’État de droit et la justice qui est son principe réclament que soit rendu à chacun ce qui lui est dû. Au niveau institutionnel, cela se fonde sur le principe de la subsidiarité d’après lequel les décisions politiques, lorsqu’elles sont nécessaires, doivent être prises au plus près des parties prenantes et des personnes concernées. Il importe donc que l’État et ses services ne soient pas la seule plaque tournante de la vie publique. La question des élections municipales reste, de ce point de vue, un enjeu important pour notre Pays car jusqu’ici, on voit très clairement que les « Présidents de Délégation » nommés ne se sentent pas vraiment responsables devant leurs administrés, ceux-ci étant apparemment dépourvus de tout moyen de recourir contre eux. Mais il y a une raison fondamentale qui milite pour que cette question soit prise au sérieux : c’est qu’il n’y a jamais de politique nationale solide que lorsqu’elle est faite d’une multitude de politiques particulières qui permettent de porter le projet d’une vie commune. On reconnaîtra d’ailleurs qu’une saine démocratie réclame toujours une bonne participation à la base. Voilà pourquoi, nous exhortons vivement à ce que le processus de décentralisation qui s’amorce enfin dans notre Pays et l’organisation des élections locales soient conduits avec diligence et de manière participative.
4.5. Egalité de traitement des citoyens
Nous avons encore en mémoire les paroles prononcées il y a quelques années par le Chef de l’Etat, le 26 avril 2012, à la veille de la commémoration de notre accession à la souveraineté nationale: « La Société que nous entendons bâtir est avant tout une société d’ouverture et d’inclusion. Les hommes et les femmes qui la composent doivent bénéficier de l’égalité des chances : égalité des chances devant la loi, égalité face à l’école, égalité face à l’emploi. En toutes circonstances, le mérite doit l’emporter sur tous les autres critères ».
De fait, la justice exige, en toute circonstance, que l’attribution des responsabilités suive le mérite et non les intérêts partisans. La « méritocratie » est un gage de la croissance morale d’un pays. On ne pousse pas un peuple à l’effort, on ne l’y encourage pas lorsque les seuls qui réussissent sont ceux qui ont des liens obscurs dans les arcanes du pouvoir. C’est ainsi que l’on encourage d’ailleurs les circuits de la corruption qui devient malheureusement parfois, dans certains secteurs, une véritable méthode de gouvernement.
C’est aussi le lieu de lancer un appel à tous les partis politiques de l’opposition qui constituent un contre-poids et un élément essentiel dans le débat public ainsi qu’un lieu d’espoir dans la dynamique d’une possible alternance. Pour cette raison, la tenue morale et la responsabilité de leurs dirigeants sont aussi exigeantes que celles des hommes au pouvoir. Ainsi, lorsque ces partis ne sont plus perçus que comme des groupes d’intérêt empêtrés dans des querelles intestines, il y a lieu de s’interroger sur leur crédibilité et leur capacité réelle d’offrir une alternative sérieuse aux populations désabusées.
4.6. Combattre l’impunité et promouvoir le dialogue.
Face aux violences sporadiques et aux conflits sociaux mal gérés que connaît encore notre Pays malgré la tranquillité relative qui le caractérise depuis quelques années, nous exhortons chaque citoyen, en particulier les pouvoirs publics, à combattre l’impunité et à promouvoir inlassablement le dialogue. Ne donnons pas aux populations l’amère impression que c’est seulement la violence qui fait « bouger les choses » au Togo ; ne laissons pas s’installer chez nous l’odieuse tendance à se faire justice à cause de la défaillance de la justice ; ne nous lassons pas de chercher ensemble les solutions appropriées à nos défis communs, car le dialogue n’est ni capitulation ni faiblesse devant une opinion contraire mais écoute respectueuse de l’autre et engagement sincère avec lui à construire ensemble notre Pays.
5. À LA SOCIETE CIVILE ET A TOUS LES HOMMES DE BONNE VOLONTE
5.1. Veille citoyenne
Parce qu’il arrive à nos gouvernants, régulièrement, d’oublier qu’ils sont avant tout à notre service, c’est de la responsabilité de la société civile de le leur rappeler, non moins régulièrement. La société civile doit reposer avant tout sur une valeur fondamentale à savoir celle de l’initiative personnelle des citoyens, seuls ou rassemblés de diverses manières. De plus, parce que le « développement » ne viendra pas seulement « d’en-haut », c’est-à-dire de l’État seul, le rôle de la société civile ne saurait être sous-estimé.
« Au fait, l’expérience enseigne que là où fait défaut l’initiative personnelle des individus surgit la tyrannie politique… ». Cet appel, lancé par le Pape Jean XXIII, il y a plus de cinquante ans, n’a pas pris une seule ride. Il va encore plus loin en ajoutant que « si les structures, le fonctionnement, les ambiances d’un système économique sont de nature à compromettre la dignité humaine de ceux qui s’y emploient, à émousser systématiquement leur sens des responsabilités, à faire obstacle à l’expression de leur initiative personnelle, pareil système économique est injuste, même si, par hypothèse, les richesses qu’il produit atteignent un niveau élevé, et sont réparties suivant les règles de la justice et de l’équité » (Mater et Magistra).
Il nous faut réaliser que l’État est au service de la société civile et non l’inverse. Toutes les communautés qui constituent la société civile existent donc par soi et non par une tierce délégation de l’État. L’Église s’est toujours attachée à défendre ce pluralisme social susceptible d’ouvrir la société à un ensemble de relations culturelles, associatives, religieuses, ethniques et capable de favoriser, moyennant une convivialité et une hospitalité réciproque garanties par l’État, une vie sociale plus libre et plus juste, où différents groupes de citoyens s’associent, se mobilisent pour élaborer et exprimer leurs orientations, pour faire face à leurs besoins fondamentaux et pour défendre des intérêts légitimes (cf. Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, 417).
5.2. Action en faveur des valeurs citoyennes
De plus, il y a toujours une multitude de situations douloureuses, d’indigences lancinantes et délicates, auxquelles l’assistance publique ne saurait atteindre ni porter remède. C’est pourquoi un vaste champ reste ouvert à la sensibilité humaine, à la charité chrétienne et privée. Parfois même, les initiatives variées des individus et des groupes ont plus d’efficacité que les pouvoirs publics pour susciter les valeurs spirituelles. C’est pourquoi nous adressons un encouragement à tous les corps de la société civile qui œuvrent pour dépasser les clivages, pour dénouer les blocages de nos institutions, pour « secouer » parfois l’État de façon salutaire, en vue de construire un pays plus uni et prospère. Nous les invitons aussi à l’ouverture, à la coopération les uns avec les autres, à pouvoir s’offrir malgré les divergences inévitables de vues et d’objectifs, une hospitalité réelle dans l’esprit d’une authentique tradition africaine.
À tous les hommes et femmes de bonne volonté qui s’impliquent de façon multiforme dans la société civile, nous adressons donc un encouragement. Le message de l’Evangile que nous défendons et proclamons est avant tout un profond humanisme. Le Dieu que nous servons s’est fait homme en Jésus Christ son Fils afin de sauver toutes les réalités humaines et de les élever à leur accomplissement. C’est pourquoi tout ce qui est véritablement humain ne nous est pas étranger ni ceux qui se battent pour l’avènement d’un humanisme véritable.
5.3. Collaboration au service de la personne humaine
Confiants dans la grâce de Dieu et dans son secours pour le temps qui s’ouvre devant nous, nous appelons donc à une collaboration et une coopération toujours plus vivantes au service de la personne humaine dont la dignité inaliénable doit rester au cœur de tout véritable humanisme. « Toutes les orientations, observe avec sagesse le Pape Pie XII, toutes les sollicitudes, dirigées vers un développement sage et ordonné des forces et tendances particulières, qui ont leurs racines dans les fibres les plus profondes de chaque rameau ethnique, pourvu qu’elles ne s’opposent pas aux devoirs dérivant pour l’humanité de son unité d’origine et de sa commune destinée, l’Eglise les salue avec joie et les accompagne de ses vœux maternels. » (Radio message Noël 1941).
6. AUX CHRETIENS
6.1. Cohérence de vie au nom de l’Evangile
À nos chers fils et filles, nous adressons un appel vibrant. Quelles que soient les difficultés, il y a une raison que nous soyons ici et maintenant, il y a une raison pour que Dieu nous ait voulus ici et pas ailleurs, aujourd’hui et pas il y a cinquante ans. C’est ce qui, nous le disions, fonde notre responsabilité. L’Église, nous l’avons rappelé, n’a jamais reculé devant cette exigence de sa vie et de sa mission. Et si elle tient encore à cela, dans la fidélité au Christ, c’est grâce à vous tous qui acceptez d’unir vos forces pour servir la mission d’amour que nous avons reçue de notre Seigneur et Sauveur Jésus Christ.
C’est donc en lui que nous vous adressons encore cet appel. Être chrétien « revient à témoigner que la foi constitue la seule réponse valable aux problèmes et aux espoirs que la vie suscite en chaque homme et en toute société ». Dans l’existence chrétienne, « il ne peut y avoir deux vies parallèles, d’un côté la vie qu’on nomme ‘spirituelle’ avec ses valeurs et ses exigences ; et de l’autre, la vie dite ‘séculière’, c’est-à-dire la vie de famille, de travail, de rapports sociaux, d’engagement politique, d’activités culturelles. Le sarment greffé sur la vigne qui est le Christ donne ses fruits en tout secteur de l’activité et de l’existence. Tous les secteurs de la vie laïque, en effet, rentrent dans le dessein de Dieu, qui les veut comme le ‘lieu historique’ de la révélation et de la réalisation de la charité de Jésus Christ à la gloire du Père et au service des frères. Toute activité, toute situation, tout engagement concret – comme, par exemple, la compétence et la solidarité dans le travail, l’amour et le dévouement dans la famille et dans l’éducation des enfants, le service social et politique, la présentation de la vérité dans le monde de la culture – tout cela est occasion providentielle pour un exercice continuel de la foi, de l’espérance et de la charité » (Christifideles, 59).
6.2. En constante démarche de conversion.
« Les seules révolutions créatrices de l’histoire sont nées de la transformation des cœurs ». Voilà en quels termes s’exprimait Clément Olivier, le grand théologien orthodoxe, au sujet de la conversion qui demeure pour chacun de nous un chantier permanent de transformation intérieure. Et la conversion, la véritable conversion, comme on le sait, est toujours missionnaire car en nous tournant vers le Christ, elle nous tourne nécessairement vers les autres. Nous vous invitons donc à ouvrir les yeux sur ce qui se passe dans notre société ; sur les enjeux politiques, économiques, sociaux et culturels et à faire en sorte qu’aucun secteur de la vie ne soit privé de la fécondité du message évangélique. L’Evangile que nous avons à annoncer n’est pas un précepte ; il est une présence. Il n’est pas un avis que nous déposons en passant, il est un visage. Nous ne sommes pas des propagandistes de l’Evangile ; nous sommes appelés à en être les témoins. Et un témoin doit être le plus près possible de la réalité dont il témoigne. Ce n’est donc pas loin de la vie que nous sommes appelés, mais c’est en étant au plus près des combats qui se mènent dans notre société aujourd’hui, des nouveautés qui en émergent, des espoirs qui la travaillent, mais aussi des souffrances et des angoisses qui sont aussi les nôtres, que nous pouvons être sel de la terre et lumière du monde, en témoignant d’une façon authentiquement chrétienne de les vivre et de les traverser. « Il faut, non pas nous en remettre au futur ni regretter le passé, mais servir la présence de Dieu en toutes choses, dégager l’Eternel dans le temporel, vivre sur la terre la charité qui est déjà – bien que ce soit dans la nuit – celle du ciel », comme le dit si bien un écrivain chrétien.
6.3. Fidélité au Seigneur
Il faut prendre conscience que ce qui nous est demandé en tant que chrétiens, n’est pas de « fabriquer » une société idéalisée. Ce que nous sommes appelés à faire, nous ne le faisons pas parce que ce serait la technique indépassable pour construire une société juste ; nous le faisons tout simplement par fidélité au Seigneur. Nous sommes appelés à vivre la fraternité, le pardon, à nous impliquer pour la sauvegarde des valeurs familiales, l’égalité des conditions de vie de chacun, etc. simplement mais avant tout par fidélité au Seigneur Ressuscité qui nous assure que, par là même, le salut sera donné au monde entier.
Ce à quoi nous vous invitons, c’est donc d’abord à la fidélité au Christ. Dans les milieux où nous sommes appelés à vivre et à travailler, de la famille à l’école, de notre champ au marché où nous vendons et achetons, d’un cabinet ministériel à un palais de justice, d’un salon de coiffure à un atelier de couture, des médias à un parti politique, d’un bureau d’avocat à un cabinet médical, de la vie consacrée à l’engagement dans le monde, etc. ce que nous devons rechercher avant tout, en tant que chrétiens, c’est notre fidélité à Dieu. Car le chrétien qui est infidèle à son Seigneur devient inutile sinon nuisible pour la société dans laquelle il vit et ne construit pas davantage le Corps du Christ qui est l’Église.
6.4. Ni peur ni honte d’être chrétiens
Cette fidélité n’est cependant pas la fidélité d’un seul : ce n’est pas un chacun pour soi. C’est en Eglise qu’il nous faut en témoigner. C’est tous ensemble, dans le même Corps, qu’il nous faut faire l’expérience de l’amour reçu et partagé. Notre témoignage doit aussi être celui de communautés vivantes, hospitalières, rayonnantes… et c’est seulement en ce sens que leurs parvis pourront déborder sur la rue, sur la ville, sur la politique, sur le pays. La vocation chrétienne à tout mettre en commun pour venir en aide aux plus démunis n’est pas une réalité qu’il faut laisser lettre morte dans le Nouveau Testament. Comme le rappelle le Pape François, « Il est nécessaire de traduire tout l’enseignement de l’Église universelle dans la vie concrète des paroisses et des communautés chrétiennes. Réussit-on au cœur de ces réalités ecclésiales à faire l’expérience d’appartenir à un seul Corps ? Un Corps qui en même temps reçoit et partage tout ce que Dieu désire donner ? Un Corps qui connaît et qui prend soin de ses membres les plus faibles, les plus pauvres et les plus petits ? » (Message de carême 2015). Parce que l’Église est aussi dans la société, notre fidélité doit se traduire en même temps dans l’Église que dans la société. Cela veut dire que nous ne devons pas avoir honte de nous déclarer chrétien et d’agir au nom de cette appartenance pour le bien de tous. « Celui qui aura eu honte de moi et de mes paroles au milieu de cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aussi aura honte de lui, lorsqu’il viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges » (Marc 8,38).
CONCLUSION
L’ INDEPENDANCE EFFECTIVE : UNE LUTTE PERMANENTE.
Il y a cinquante-six ans, notre Pays accédait à la souveraineté nationale en inscrivant son nom en lettres d’or sur le registre des pays indépendants. Célébré en triomphe ou dans la discrétion, par des feux d’artifices ou des rites religieux, par des réjouissances populaires ou des manifestations de protestation, dans la jubilation ou l’indifférence, cet anniversaire qui marque un tournant de notre histoire nationale n’aura vraiment de sens que s’il nous offre l’occasion d’un nouveau départ et d’un nouvel engagement, dans la vérité et la responsabilité, au service de notre Pays. Ne ratons pas ce rendez-vous de notre histoire !
ARRETONS DE TERGIVERSER OU DE NOUS LAISSER EMPRISONNER PAR LE PASSE. OSONS ALLER DE L’AVANT !
C’est avec ce sentiment d’espérance et le regard tourné vers le Dieu de miséricorde que nous vous saluons et vous adressons, à tous, notre paternelle bénédiction. Que la Bienheureuse Vierge Marie, Mère de la Miséricorde, Saint Jean Paul II et Saint Jean XXIII nous soutiennent par leur intercession !
S.E Mgr Benoît ALOWONOU Evêque de Kpalimé Président de la CET
S.E Mgr Denis AMUZU-DZAKPAH Archevêque de Lomé Vice-Président de la CET
S.E Mgr Jacques N.T. ANYILUNDA Evêque de Dapaong
S.E Mgr Isaac Jogues GAGLO Evêque d’Aného
S.E Mgr Nicodème BARRIGAH-BENISSAN Evêque d’Atakpamé
S.E Mgr Jacques LONGA Evêque de Kara
S.E Mgr Céléstin-Marie GAOUA Evêque de Sokodé
S.E Mgr Philippe KPODZRO Archevêque Emérite de Lomé
S.E Mgr Ambroise DJOLIBA Evêque Emérite de Sokodé
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