Tribune: « Alliance » entre le peuple togolais et l’armée : et si on en parlait ?

"Bérets rouges" des Forces Armées Togolaises (FAT)

« La politique est une guerre sans effusion de sang, et la guerre une politique sanglante. » Mao Tsé-toung, homme politique et chef militaire chinois (1893 – 1976).
 
Il y a quelques jours, j’avais publié un post sur Facebook concernant la sortie des politiciens italiens sur la question Franc CFA. Dans ce post, je faisais le lien entre le travail de coulisses mené par Urgences Panafricaines, l’association de Kemi Seba, afin d’amener ces politiciens d’extrême droite à prendre position sur cette question. Ma conclusion était que pour remporter certaines guerres, il faut passer par des alliances « contre nature », du genre une association défendant les causes des Noirs qui s’allie avec un parti d’extrême droite négrophobe.
 
Dans la réalité politique au Togo, une alliance contre-nature serait celle qui lierait l’opposition à ceux-là qu’on aime présenter comme les principaux piliers du régime et les pires ennemis de l’opposition : les militaires togolais. Ces derniers sont l’objet de tellement de rumeurs – vraies et fausses – qu’il convient de se poser la question : faut-il compter sur les militaires togolais dans la dynamique de la lutte pour l’alternance politique ? Dans une analyse précédente, je parlais de nouvelles alliances que la coalition de l’opposition peut nouer sur le plan national afin de se renforcer, se revigorer pour faire aboutir la lutte pour l’alternance. Je m’étais penché sur les alliances avec la société civile, et je m’étais aussi fait l’avocat d’une alliance avec les dissidents du régime, passés ou actuels.
 
Ma présente réflexion porte sur une éventuelle alliance du peuple en lutte avec les militaires, parce que c’est un sujet qui revient très souvent dans de nombreux commentaires sur les réseaux sociaux. Pour certains, on doit « collaborer » avec eux pour que l’alternance soit une réalité ; pour d’autres, le peuple doit « récupérer son armée » des mains de la minorité ; et pour une autre catégorie de personnes, il faut « en appeler à leur sentiment patriotique », les « appeler à prendre leurs responsabilités ». Même si les formules diffèrent, le dénominateur commun à toutes ces propositions est qu’il faut associer les militaires à la lutte, ou mieux, qu’il ne faut pas les en exclure…malgré tout ce qu’on leur reproche.
 
Dans un pays normal, l’on n’aurait même besoin d’envisager une telle alliance tant l’armée est hors du champs politique. Mais voilà le Togo est un pays hors du normal, et puisqu’à deux reprises, en 2005 et depuis le 19 août 2017, l’armée a tenu à rappeler à tous qu’elle est associée à la gestion du pouvoir, c’est-à-dire qu’elle est un acteur du pouvoir politique, c’est donc de bonne guerre d’imaginer une alliance avec elle. Le soutien actuel de l’armée au pouvoir va bien au-delà du devoir de protection de l’appareil de l’État. On peut penser que l’armée étant « co-gestionnaire » du pouvoir politique depuis 1963, elle ne se fera pas harakiri en s’alliant avec le peuple contre ses propres intérêts. Personnellement j’ai toujours eu du mal en envisager une telle alliance. Mais les analyses des activistes togolais sont assez pertinentes sur la question au point que certains considèrent cette alliance comme étant la seule à leurs yeux susceptibles de changer la donne. Mais comment une telle alliance peut-elle prendre forme ?
 
L’analyse des risques et avantages est au cœur de la prise de décision de tout être humain, civil comme militaire. Pour déterminer la faisabilité d’une telle alliance, une piste serait de faire une analyse des risques et avantages que cette alliance représenterait pour les militaires dans leur ensemble. Pour parler concret, il faut considérer que chaque militaire qui accorde son indéfectible soutien au régime le fait pour deux raisons : soit pour minimiser certains risques, soit pour maintenir ou maximiser certains avantages. Si les responsables de la lutte prenaient le soin d’identifier lesdits risques et avantages, et de situer le peuple sur comment ils entendent gérer ces risques et avantages une fois qu’ils auront le pouvoir, il leur sera possible d’envisager une alliance avec les militaires.
 
Par exemple le pouvoir actuel accorde une impunité totale à l’armée pour tous les crimes passés, présents et futurs tant que ces crimes permettent la conservation du pouvoir. Quel que soit le regard que nous portons sur cette pratique, aussi immorale soit-elle, c’est un « avantage » que le pouvoir accorde aux militaires. En plus, le pouvoir accorde d’énormes privilèges financiers aux hauts gradés et des soldes mensuels réguliers aux hommes de troupes, et quoique ce soit des soldes de misère, ce sont aussi des « avantages » dans un pays où les fins de mois passent inaperçus. Il y a aussi et surtout le fait que le régime leur garantit une carrière dans l’armée, ce qui est un « risque » de moins dans un pays où le taux de chômage avoisine les 50% et le manque d’emploi devient une condamnation à l’indignité permanente. Pour nouer une alliance efficace avec l’armée, les partisans du changement doivent pouvoir offrir des gages à cette armée concernant ses craintes (risques) et ses avantages actuels – y compris certains privilèges indus. Par exemple si on ne pas leur offrir l’impunité pour des raisons morales, on doit être en mesure de leur offrir quelque chose d’aussi important ou stratégique que l’impunité. Je n’ai rien à proposer ici mais une réflexion collective sérieuse sur cette piste permettra de trouver une solution convenable.
 
Un autre avantage dont il faut tenir compte c’est la garantie d’une carrière dans l’armée. Pourquoi est-ce important ? Eh bien c’est parce que 28 ans après la conférence nationale souveraine de 1991, nombreux sont les militaires togolais à qui des supérieurs peu scrupuleux expliquent le soutien de l’armée au régime par les débats de ladite conférence, débats dans lesquels les intervenants appelaient à une dissolution pure et simple de l’armée – et par conséquent à la mise au chômage de tous les militaires. Ces manœuvres sont un lavage de cerveau, mais sont très efficaces dans la mesure où actuellement, beaucoup de militaires, surtout ceux qui étaient là depuis les années 90, vivent dans la peur de cette dissolution si l’opposition arrivait au pouvoir. Malheureusement, c’est cette peur là que beaucoup au sein de l’opposition aiment minimiser ou choisissent d’ignorer. C’est pourtant l’un des facteurs principaux de la réticence des militaires à se désolidariser des dérives du pouvoir en place. L’on peut citer d’autres risques et d’autres avantages qui expliquent le refus des militaires à soutenir la lutte populaire, mais il est important que ce soit plutôt un exercice collectif.
 
Toutefois il faut rappeler que les gages et garanties qu’il faut donner aux militaires ne peuvent venir que des hommes politiques, c’est-à-dire des hommes et des femmes qui cherchent à conquérir et à exercer le pouvoir, pas de la société civile, et surtout pas du « peuple ». Et c’est en cela qu’une offre politique de la part de ces hommes politiques est nécessaire. Certains au sein de l’opposition soutiennent qu’on ne peut parler des offres politiques « qu’après la chute du régime », mais on peut aussi faire preuve de souplesse en parlant de cette offre avant, pour justement contribuer à la fin du régime.
 
Napoléon Bonaparte, Empereur de France disait qu’« on ne conduit le peuple qu’en lui montrant un avenir : un chef est un marchand d’espérance. » Par rapport à ce conseil, il appartient donc aux « leaders », aux meneurs de la lutte populaire – à qui il faut tirer un chapeau – de conduire le peuple. La question est donc celle-ci : les leaders politiques peuvent-ils montrer à l’armée son avenir ? Seraient-ils en mesure d’être les marchands d’espérance pour l’armée ? Cela suppose un changement de comportement, une véritable mutation de mentalité que je qualifierais de révolutionnaire.
 
Évidemment les populistes n’en sont pas capables, car ils préféreront surfer sur le mépris séculaire entre l’armée togolaise et la population civile. Mais les véritables hommes politiques quant à eux seront capables de surmonter cette méfiance pour nouer une alliance salutaire pour la population civile et l’armée. En tant qu’opposants au régime togolais, il nous faut sortir de nos préjugés et de notre zone de confort pour remporter certaines victoires, comme l’a fait Urgences Panafricaines. C’est beaucoup mieux que les incantations et les prophéties qu’on invoque pour se soustraire à de telles décisions. Vos critiques sont les bienvenues.
 
 
A. Ben Yaya
New York, 27 janvier 2019

(Aminou Ben Yaya est un activiste de la démocraie, engagé pour le changement politique au Togo et pour l’avancement de l’Afrique)

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